La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Critique

Nora, Nora, Nora ! De l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre

Nora, Nora, Nora ! De l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre de la Tempête – Cartoucherie
Hélène Clech, incandescente en Nora. © Christophe Raynaud de Lage

Théâtre de la Tempête / d’après Une maison de poupée d’Henrik Ibsen / texte et mise en scène d’Elsa Granat

Publié le 2 mars 2024 - N° 319

Elsa Granat attaque le prurit du patriarcat au rabot et signe un spectacle d’une intelligence dramaturgique, théâtrale et politique suraiguë. Les jeunes acteurs sortant de l’ESAD y excellent. Brillant !

On pense à Mona Chollet et au manifeste du mouvement féministe américain W.I.T.C.H. qui ouvre son ouvrage sur la puissance invaincue des femmes : « Si vous êtes une femme et que vous osez regarder à l’intérieur de vous-même, alors vous êtes une sorcière. » En rebelle obstinée, en sorcière incandescente, Elsa Granat ausculte l’âme humaine jusqu’en ses tréfonds. Elle éclaire les silences, elle brise les tabous, elle fait hurler les non-dits ; elle porte haut la parole tue des femmes et les mots que les hommes devraient dire pour soutenir leur libération. Elle défait le joug du patriarcat avec une énergie, une générosité théâtrale, une précision scénique, une compréhension des enjeux politiques d’Une maison de poupée, qui laissent pantois ! Avec la collaboration de Laure Grisinger à la dramaturgie, Elsa Granat déconstruit la pièce d’Ibsen pour mieux en élucider les ressorts, interrogeant les conditions personnelles et historiques de son écriture, mais aussi les rapports entre les sexes et les générations. 150 ans après la création de cette pièce, où Nora l’écervelée sauve son mari en falsifiant l’écriture de son père avant d’être humiliée et de quitter le domicile conjugal, Elsa Granat cherche à comprendre pourquoi le petit écureuil sautillant préfère abandonner ses enfants plutôt que de demeurer le jouet servile d’un imbécile narcissique.

Coup de maître !

Au plateau, Elsa Granat réunit les jeunes sortant de l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique de Paris en deux distributions, qui jouent en alternance. Maëlys Certenais, Antoine Chicaud, Hélène Clech, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Niels Herzhaft, Chloé Hollandre, Juliette Launay, Anna Longvixay, Clémence Pillaud, Luc Roca, Lucile Roche, Clément-Amadou Sall et Juliette Smadja sont brillantissimes ! Il est sidérant de voir des débutants faire preuve d’une telle aisance, d’une telle vérité, d’un tel sens du collectif. Ils ne se contentent pas d’interpréter leurs personnages : ils les éclairent par une distanciation assumée d’une maturité stupéfiante. La confiance patente entre la metteuse en scène et ses interprètes est éclatante. Le bonheur d’être en scène est à ce point évident qu’il en est bouleversant. Gisèle Antheaume et Victoria Chabran complètent la distribution en Nora et Christine vieillissantes, ajoutant une génération au dialogue sur les conditions de l’émancipation féminine. Les éclaireuses se font veilleuses : l’effet est saisissant ! Le discours final de Torvald, les angoisses de Nora, étouffée entre les caprices de ses enfants et son rôle d’épouse-objet, les crises de nerfs des héritiers qui ne savent quels meubles choisir et quel discours tenir, la dévotion au grand homme, dont la société oublie qu’il a une femme qui sait aussi écrire des poèmes : tout est d’une drôlerie radieuse et d’une enthousiasmante virtuosité. Elsa Granat dépasse les contradictions de l’insupportable débat entre la phallocratie rance et l’aigreur de la plainte stérile. Les femmes qu’elle met en scène ne sont pas des oiselles niaises, mais des êtres rationnels et autonomes, qui avancent sans attelles, sans laisses, sans béquilles et sans tutelles. Ce spectacle foisonnant donne à penser tous azimuts. Il est une magnifique ode à la liberté. La maîtrise et l’inventivité dont il témoigne attestent que l’on peut compter Elsa Granat parmi les plus grands artistes du paysage théâtral actuel. Ajoutons que l’on découvre ce spectacle dans un théâtre dont la qualité programmatique ne faiblit pas : à la Tempête, évidemment !

Catherine Robert

A propos de l'événement

Nora, Nora, Nora ! De l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre
du vendredi 1 mars 2024 au dimanche 31 mars 2024
Théâtre de la Tempête – Cartoucherie
Cartoucherie, route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris

Du mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h30. Tél. : 01 43 28 36 36. Durée : 2h.

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