mauvaise, d’après debbie tucker green, mise en scène Sébastien Derrey

Comme l’exige debbie tucker green dans les didascalies d’ouverture de mauvaise – l’absence de majuscules au titre de la pièce comme au nom de l’autrice est voulue par celle-ci –, c’est sur un plateau nu à l’exception d’une « chaise solitaire » que s’ouvre le spectacle de Sébastien Derrey. La version gospel du cantique « Quel ami fidèle et tendre nous avons en Jésus-Christ » qui s’élève depuis une source invisible, avant d’être relayée par une voix féminine réelle que l’on découvrira bientôt être celle de Nicole Dogué, est elle aussi une volonté de debbie tucker green. D’emblée, le metteur en scène affirme ainsi son désir d’être parfaitement fidèle au texte de cette figure de l’avant-garde anglaise dont il est le premier à porter l’œuvre en France. Cette fidélité nous permet d’approcher au plus près la grande singularité d’une écriture où extrême précision et oralité vont de pair avec un rare naturel. On découvre un parler urbain, contemporain, qui n’existe que dans la bouche des personnages de debbie tucker green, mais imaginé par celle-ci à partir de nombreux idiomes existants. L’excellente distribution de la pièce est à la mesure de cette écriture qui, on ne peut s’y tromper, est ce qui a poussé Sébastien Derrey à pénétrer dans le giron de mauvaise, où l’on ne s’aventure pas par hasard. La famille de mauvaise nous attrape. Elle nous fait entrer dans un monde de traumas d’autant plus perturbants qu’ils sont formulés pour la première fois.

Silence et vérité

« Dis-le ». Répétée plusieurs fois par le personnage de Fille à P’pa, assis sur la chaise tandis qu’elle est debout, tendue, cette première réplique de la pièce fait un sort à la douceur du gospel d’ouverture. Incarnée par Lorry Hardel, qui remplace superbement Séphora Pondi engagée entre temps comme pensionnaire de la Comédie-Française, Fille est celle qui s’élève contre le mensonge et le silence qui font loi dans son foyer. Ce tête-à-tête inaugural, avec dans le rôle de P’pa un Jean-René Lemoine au mutisme éloquent – l’homme retrouve pour l’occasion le plateau qu’il a quitté depuis longtemps pour l’écriture –, est le noyau autour duquel se déploie la pièce. Séparées par de courts moments d’obscurité totale, les 14 scènes de la pièce sont autant de tentatives de remplir le silence du père qui, on le comprend sans que la chose ait besoin d’être formulée, est coupable d’inceste envers Fille. Ainsi que, apprend-on plus tard, envers Frère (Josué Ndofusu Mbemba) qui commence par soutenir sa sœur dans sa révolte avant de rejoindre les autres dans leur déni. L’arrivée d’une chaise et d’un personnage supplémentaire à chaque scène – ils sont six au total – constitue une mécanique simple mais redoutable dont Sébastien Derrey et ses interprètes – tous noirs sans que ce soit un sujet, selon les désirs de l’autrice – se font parfaitement maîtres. Grâce à eux, la complexe partition de silences et de jaillissements de paroles parfois presque slamées transmet un vertige, un malaise qui dure et questionne chacun à l’endroit de sa responsabilité.

Anaïs Heluin