Quai Ouest
Une rencontre improbable, au plus obscur d’un [...]
Emmanuel Demarcy-Mota met en scène la pièce par laquelle Camus ausculte les ravages de la peur et du désarroi et expose les conditions d’une résistance faite d’intelligence et d’amour. Une très intéressante réussite.
L’Etat de siège a pour origine une commande de Jean-Louis Barrault à Albert Camus, après que la nuit était tombée sur l’Europe. Dès 1942, le metteur en scène sollicita la plume et la lucidité de l’écrivain, mais le spectacle ne fut créé qu’en 1948. Echec retentissant à l’époque ! Mais succès de sa reprise, la saison dernière, dans la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota. Ce succès conduit aujourd’hui le Théâtre de la Ville à programmer à nouveau ce spectacle. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, L’Etat de siège pouvait apparaître comme un terrible réquisitoire. Les Français s’étaient déshonorés en se taisant, les industriels et les artistes avaient allègrement collaboré, et bien des politiques, blanchis in extremis comme le juge de la pièce de Camus, restaient aux affaires. Puisqu’il fallait taire les compromissions passées au nom de la reconstruction, on comprend le four que subit la pièce. De nouvelles alarmes sonnent actuellement ; populismes et fascismes renaissent en Europe. Emmanuel Demarcy-Mota a voulu cette création comme un geste de résistance aux complaisances aveugles et cyniques du moment : peut-être est-ce là une des raisons du succès de sa mise en scène.
Un spectacle tout en paradoxe
Le texte de Camus use de la parabole et de la métaphore, parfois lourdement. Le conte qu’il imagine met aux prises la peste et la mort (remarquablement interprétées par Serge Maggiani et Valérie Dashwood) et les habitants et les édiles d’une ville qui se laissent gagner par la peur, glissant progressivement sur la pente de la soumission. Les seuls qui résistent sont Diego et Victoria, jeunes, exaltés, amoureux, prêts à affronter le pire pour sauver leurs étreintes et échapper aux baisers et aux propositions fétides du mal. L’interprétation exaltée et forcée des comédiens incarnant le jeune couple plombe le spectacle. Ce défaut, que l’installation dans la durée fera sans doute disparaître, est d’autant plus dommageable que le reste de la troupe incarne avec efficacité les veules, les méchants, voire le nihiliste abîmé dans son ricanement (excellent Philippe Demarle). On a l’impression que le mal est plus facile à jouer que le bien. Là est sans doute l’indice des limites du propos : la conviction spiritualiste de Camus paraît parfois un peu candide et l’idée qu’il suffit d’aimer et de n’avoir pas peur pour résister, assez naïve. Pourtant, cette limite est paradoxalement ce qui sauve le spectacle (par ailleurs remarquablement dirigé dans une scénographie inventive, qui use avec brio des images et de tous les effets théâtraux). A notre époque où l’impudence du calcul égoïste l’emporte, il faut être fort méchant homme pour ne pas admettre que nous avons grand besoin de cet humanisme ingénu.
Catherine Robert
Du mardi au samedi à 20h30 ; le dimanche 25 mars à 15h. Tél. : 01 42 74 22 77. Durée : 1h30.