Le Langage des cravates
Théâtre de Belleville / texte et mes Sophie Gazel
Publié le 23 novembre 2017 - N° 260Dans la filiation de l’univers burlesque et absurde de Jacques Tati, Sophie Gazel crée avec un beau trio de comédiens un théâtre de situations comiques, qui révèle toute la cruauté du rapport au monde de l’entreprise.
Une salle d’attente : murs et mobilier blancs, climatisation, hauts-parleurs et diffusion de musique d’ascenseur, entrecoupée de spots publicitaires sirupeux vantant principalement des solutions destinées à améliorer la rentabilité des entreprises. Une plante verte. Anna entre, puis Raoul, et enfin Esteban : ils ont tous trois rendez-vous pour un entretien d’embauche. Chacun exprime à sa manière une nervosité extrême. Afin de rendre compte de la réalité aliénante du monde du travail et d’une société assujettie aux exigences économiques, Sophie Gazel opte pour la veine du burlesque et de l’absurde, dans la filiation de l’univers délicieux de Jacques Tati. Un pari difficile qui se fonde quasi exclusivement sur le jeu corporel, et qui doit, pour frapper juste, éviter le rire facile et l’outrance de la caricature. Un pari difficile aussi parce que la pièce ne met pas l’accent sur la relation entre candidats et recruteur, qui pourrait donner lieu à certains décalages percutants, mais centre le propos sur l’attente des candidats – que d’ailleurs personne ne va réellement recevoir.
Mimes, jeux de rôles et pression extérieure
Cette focalisation sur l’épreuve de l’attente se révèle une idée très judicieuse, car, ainsi, ce que la pièce dépeint, ce ne sont pas les excès des rapports de domination ou les dérives concrètes du monde de l’entreprise, c’est plutôt le tableau révélateur d’un désarroi immense, d’une dépossession de soi, de manière comique autant que poussée à l’extrême. Une souffrance et un désarroi tels que les personnes ressemblent ici à des pantins sans défense, perdus, prisonniers dans un espace de relégation totale, tant l’enjeu de l’attente les soumet à un diktat absolu, tant l’entreprise paraît une entité inaccessible, incompréhensible et hostile. Même satisfaire leurs besoins les plus élémentaires leur est interdit. C’est un théâtre de jeux de rôles, de mimes et de situations contrastés que déploie Sophie Gazel, qui a conçu la pièce en 2012 dans une Espagne en pleine crise économique. Un théâtre stylisé où s’expriment pleinement le corps et le geste, jusqu’à l’absurde le plus incongru. Rivalité larvée, complicité obligée, mesquineries, embarras… A l’unisson, le trio de comédiens déploie une interprétation précise et réjouissante, un peu hésitante au début puis plus harmonieuse. Maladroite, sans cesse en mouvement et incapable d’énoncer la moindre phrase, Anna (Véronic Joly) est une inquiète calamiteuse. Raoul (Matthieu Beaudin) est un formidable clown vif et dégingandé, une sorte de Monsieur Hulot qui se réfère régulièrement… au Japon. Entre chants naïfs et pleurs compulsifs, Esteban (Pablo Contestabile) déploie lui aussi une belle palette de jeu. Blessé au genou, il a tenu à poursuivre malgré les difficultés. L’interprétation du trio est sans doute moins ample et moins chorégraphiée que prévu, mais la qualité de l’écriture est là.
Agnès Santi
A propos de l'événement
Le Langage des cravatesdu lundi 6 novembre 2017 au mardi 19 décembre 2017
Théâtre de Belleville
94 Rue du Faubourg du Temple, 75011 Paris, France
Les lundis et les mardis à 19h15. Tél. : 01 48 06 72 34. Durée : 1h10. www.theatredebelleville.com