En une suite de tableaux stylisés, expressionnistes et percutants, mais toujours pudiques, Paula Giusti et la jeune compagnie multiculturelle Toda Via Teatro créent une adaptation intelligemment travaillée du roman d’Agota Kristof.
C’est un monde dévasté par la seconde guerre mondiale, la cruauté et les privations, que le célèbre roman, premier volet de La trilogie des jumeaux de l’auteur d’origine hongroise Agota Kristof, décrit dans un style particulièrement épuré et tranchant, à travers le regard de deux enfants, deux jumeaux mettant en place de terrifiantes stratégies de survie et de résistance dans un monde tout aussi terrifiant, où l’amour n’est même plus un souvenir. Leur mère les a envoyés chez leur grand-mère, une femme très dure, ne leur offrant aucune consolation. Ils décrivent leur vie dans un grand cahier, où l’analyse redoutablement précise, dénuée de tout ornement sentimental ou éthique, où la simplicité radicale purement factuelle, rendent compte de la monstruosité d’un pays et d’une humanité en guerre. Quelques scènes saisissantes, dont l’épisode final, en disent long sur le processus de déshumanisation ! Paula Giusti, qui a déjà présenté la pièce la saison dernière au Théâtre du Soleil, crée un univers feutré, inquiétant et ambigu, sans tapage ni cri, où la stylisation expressionniste et artisanale évite toute incarnation naturaliste : les mots suffisent bien, ainsi que les gestes des corps et une scénographie intelligemment travaillée, car ici le visuel est essentiel et particulièrement révélateur. Cette stylisation très précisément jouée par les comédiens permet à la fois la distanciation et le dévoilement, et là réside l’une des plus belles qualités de la pièce.
Cohérence et poésie
Tous les éléments du théâtre se combinent avec cohérence et poésie pour faire sens, à travers de singuliers raccourcis et des portraits percutants bien que répétitifs. Les enfants, pantins contraints par la folie du monde au pragmatisme le plus sec, marionnettes manipulées par un narrateur présent sur le plateau, parlant en leur nom, luttent contre la douleur en rendant leur corps et leur esprit moins sensibles. Par la force des choses, ils deviennent des êtres débrouillards et calculateurs. La pièce enchaîne avec habileté et fluidité de courtes séquences dont le titre apparaît sur un panneau blanc comme la page d’un livre : Exercice d’endurcissement du corps, Le chantage, Le troupeau humain – un tableau particulièrement réussi et émouvant -, L’incendie… Au fil des scènes, les personnages changent de rôles, et la metteur en scène a choisi de dédoubler quasiment chacun d’entre eux – grand-mère, curé, ordonnance… -, qui devient un duo clownesque, surplus d’étrangeté interrogeant le “je“, l’identité plurielle, et peut-être au-delà la fragilité des certitudes, le fait si inquiétant qu’un être ordinaire peut devenir bourreau. Monstrueuse humanité en effet, que l’on observe depuis notre monde en paix ! Une compagnie à découvrir et à suivre…
Agnès Santi
Spectacle vu au Théâtre Jean Arp de Clamart
Le Grand Cahier d’Agota Kristof, adaptation et mise en scène Paula Giusti, du 10 au 18 décembre, du jeudi au samedi à 20H30, lundi 19h30, dimanche 15h30, au Théâtre Romain Rolland, 18 rue Eugène Varlin 94 Villejuif. Tél : 01 49 58 17 00.