La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2014 Entretien Daniel Urrutiaguer

Le désenchantement théâtral contemporain

Le désenchantement théâtral contemporain - Critique sortie Avignon / 2014
Daniel Urrutiaguer

Publié le 23 juin 2014 - N° 222

Dans son ouvrage Les Mondes du théâtre, désenchantement politique et économie des conventions (éditions L’Harmattan), enseignant à Paris 3 et sociologue spécialiste en socio-économie du spectacle vivant, Daniel Urrutiaguer interroge le désenchantement théâtral contemporain. 

Quel(s) sens donnez-vous au mot désenchantement lorsque vous évoquez le « désenchantement théâtral contemporain ? Par quel prisme l’interrogez-vous ?

Daniel Urrutiaguer : Le désenchantement est pris dans le sens d’une perte d’illusions, qui est d’autant plus forte quand les porteurs de projets sont animés par l’utopie d’une liberté de création artistique qui devrait s’affranchir des contraintes économiques. Le terme de désenchantement est analysé en lien avec les conventions qui orientent les interactions entre les artistes, les établissements culturels, les pouvoirs publics, les prescripteurs de jugement professionnels et la population dans chaque monde du théâtre. Trois mondes hiérarchisés sont distingués, ceux du théâtre privé, du service public théâtral et du développement culturel durable. Je m’appuie sur la grammaire de justification politique et morale de Luc Boltanski et Laurent Thévenot pour les caractériser. Ils sont structurés autour d’un principe supérieur commun qui permet de mesurer l’état de grandeur des personnes et des objets par leur mise en équivalence. Pour le monde du théâtre privé, il s’agit de la création de divertissements artistiques par des directeurs-producteurs avec un degré de solidarité financière pour les théâtres membres de l’ASTP (Association de Soutien aux Théâtres Privés). Le monde du service public théâtral est tourné vers la création par des artistes-auteurs d’œuvres de haute qualité, goûtées par le plus grand nombre. Le monde du développement culturel durable s’appuie sur la figure de l’artiste-médiateur pour préserver la diversité culturelle, à l’usage des futures générations, dans le cadre d’une économie solidaire territorialisée. Un désenchantement politique se produit quand des artistes ne croient plus en la possibilité d’obtenir une reconnaissance de la valeur esthétique de leur production à la suite d’échecs répétés aux épreuves pour accéder à un niveau de réputation supérieur. Leur situation persistante de forte précarité économique provoque un désabusement.

« Un enjeu important réside dans la capacité à construire des relations de coopération entre les artistes, les compagnies et les établissements culturels. »

Ce désenchantement est-il principalement dû à la crise économique qui impacte les politiques culturelles ? Quels sont les autres facteurs pouvant l’expliquer ?

D. U. : La relative stabilisation des dépenses culturelles publiques, alors que les coûts fixes des établissements culturels progressent, suscite une réduction de la marge disponible sur les subventions de fonctionnement pour financer le budget artistique. La rationalisation budgétaire tend à accorder un poids accru à des critères quantitatifs pour l’évaluation des performances, notamment le taux de remplissage des salles. Cela affecte le monde du service public théâtral mais aussi celui du théâtre privé, dépendant de la programmation des théâtres subventionnés pour ses tournées et des dotations publiques pour l’équilibre du fonds de soutien de l’ASTP. Celui-ci est en effet indispensable à la viabilité des petites salles, susceptibles de prendre un peu plus de risques esthétiques. Les marges de manœuvre sont encore plus réduites pour permettre une redistribution de subventions en faveur des organisations du tiers secteur, impliquées dans le monde du développement culturel durable.

Au-delà de cette conjoncture déprimante, des causes systémiques sont la source structurelle de sentiments d’injustice, en raison des frictions avec les principes d’équivalence d’autres logiques d’action et de justification. Le monde du théâtre privé dénonce la concurrence « déloyale » exercée par la programmation de compagnies peu connues dans les multiples petites salles non membres de l’ASTP sans respecter toutes les obligations sociales. La financiarisation récente des activités sépare les fonctions de direction et de production à la suite d’une appropriation de théâtres par des groupes industriels ou de services. Le monde du service public théâtral est traversé par des tendances à une industrialisation dans les choix de programmation plus standardisés et à une marchandisation dans les rapports aux publics. Le monde du développement culturel durable, axé vers la recherche de relations plus symétriques entre les artistes et la population, se heurte à une faible reconnaissance de la valeur esthétique de sa production. Ce qui peut confiner les artistes-médiateurs à un rôle peu rémunérateur de prestataires de services aux personnes. La création de nouveaux spectacles est intériorisée comme une norme pour espérer capter l’attention des prescripteurs de jugement professionnels et gagner en réputation corporative, ce qui accentue l’exacerbation de la concurrence.

Est-il possible de mieux gérer cette concurrence exacerbée pour les artistes ?

D. U. : Un enjeu important réside dans la capacité à construire des relations de coopération entre les artistes, les compagnies et les établissements culturels, afin de relâcher les pressions destructrices de la concurrence, qui se manifestent notamment par une demande de formes plus légères et un développement du partage de la recette au lieu des contrats de cession. Des réseaux de collaboration se créent localement pour partager des locaux artistiques, administratifs, des compétences ; des collectivités territoriales participent à la création de lieux de fabrique, à la stimulation d’accueils en résidence de compagnies. Néanmoins, la viabilité des accords de coopération est souvent déstabilisée par la différenciation des niveaux de reconnaissance esthétique et monétaire des partenaires, ce qui distend les liens pour les directeurs artistiques distingués, sauf s’ils sont animés par un esprit militant.

Malgré la difficulté à voir leurs efforts valorisés et reconnus, les artistes sont nombreux et les très petites entreprises artistiques ont augmenté considérablement. De même, les esthétiques se renouvellent et se diversifient. Que pensez-vous de cette situation paradoxale ?

D. U. : D’abord, la logique de l’inspiration commune à ces trois mondes s’appuie sur une passion pour la créativité artistique, ce qui contrebalance en partie les logiques industrielles, marchandes, bureaucratiques. Dans un contexte sociétal de radicalisation de la modernité, les professions artistiques sont attractives par la perception de possibilités de se réaliser, de vivre des aventures solidaires au sein de compagnies. Ensuite, le régime d’assurance chômage des intermittents du spectacle est la seule forme de mutualisation partielle de revenus à l’échelle nationale, ce qui réduit les risques professionnels pour les intermittents indemnisés et leur permet de s’engager dans des activités de recherche artistique. Ce régime constitue un pivot économique de la diversification des esthétiques, atténué néanmoins par les coups de rabot récents à sa fonction de mutualisation. De plus, comme la reconnaissance de la valeur esthétique se concentre sur la personne des auteurs de la création, des artistes sont incités à créer leur propre compagnie. La vitalité dans les projets de création s’accompagne ainsi d’un désenchantement politique, lié aux difficultés récurrentes de pérenniser la viabilité des très petites entreprises artistiques.

Propos recueillis par Agnès Santi

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