La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2011 - Entretien Anne Teresa De Keersmaeker et Björn Schmelzer

Le corps de notre humanité commune

Le corps de notre humanité commune - Critique sortie Avignon / 2011

Publié le 10 juillet 2011

C’est aux premières lueurs du jour, quand l’aube réchauffe les pierres endormies du Palais des Papes, que se joue Cesena, création pour 19 chanteurs et danseurs de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker et du directeur artistique de l’ensemble vocal Graindelavoix, Björn Schmelzer. Surgissant des ténèbres, la danse et le chant portent le souffle des corps, l’élan de notre humanité commune.

Vous retrouvez la Cour d’honneur que vous aviez investie voici presque 20 ans. Comment ce lieu nourrit-il votre inspiration ?
Anne Teresa de Keersmaeker : Mon geste part d’une musique au cœur de l’histoire de la cour papale d’Avignon : l’ars subtilior. Né à la fin du XIVe siècle, cet art polyphonique d’une grande complexité enchâsse des superpositions rythmiques, des contrepoints, contrastes et dissonances avec un raffinement extrême et une troublante force d’expression. Souvent considéré comme intellectuel, maniériste, voire décadent, il apparaît alors que l’Europe, frappée par la peste, la Guerre de Cent ans, la violence constante des brigandages, s’enfonce dans le chaos. Les structures économiques, sociales, politiques et religieuses chancellent. A travers la subtilité des nuances et l’enchevêtrement insaisissable des lignes mélodiques, la musique porte les traces de ce vécu, l’ombre des ruines de la fin du Moyen-âge sur lesquelles les lueurs de la Renaissance vont apparaître.

Björn Schmelzer 
: L’ars subtilior est basé sur des structures géométriques très élaborées. Prolongeant la tradition de l’ars nova, il apparaît dans un siècle qui cherche à quantifier le monde par la mathématique et qui applique à la musique les lois des proportions pour inventer un système de notation « mesurée ». Cette approche renouvelle alors le répertoire et l’expressivité de la musique car le style et l’artifice restent toujours en connexion avec la nature et l’émotion.
 
 « Les corps des chanteurs et des danseurs sont les instruments de la musique, purement vocale dans les œuvres choisies ici. » A-.T. D. K. 
 
Le titre évoque la genèse du Grand schisme d’Occident. Comment l’Histoire innerve-t-elle la création ?
A-.T. D. K. : En 1377, Robert de Genève, qui devint l’antipape Clément VII et s’installa en Avignon, a fait massacrer la population à Cesena, ville du nord de l’Italie. Ce saccage marqua le début du Grand Schisme d’Occident qui divisa l’Église catholique romaine jusqu’en 1417. La pièce est travaillée par cette histoire, à travers les expériences qu’elle permet de mettre en relation par la danse entre cette époque et aujourd’hui.
 
Quel lien tissez-vous avec En Atendant, créé l’an passé au Cloître des Célestins, également sur le répertoire de l’ars subtilior ?
A-.T. D. K. : Les deux pièces forment un diptyque. En atendant s’achève à la tombée de la nuit, Cesena avec le lever du jour. La première révèle ce qui apparaît dans les ténèbres, la seconde ce qui disparaît dans la lumière…
 
Le musique est apportée et portée par le chant. Comment travaillez-vous le lien entre la voix, le souffle et le mouvement pour créer la chorégraphie ?
A-.T. D. K. : C’est un patient travail, qui procède pas par pas, mot par mot, son par son, qui s’inscrit dans une recherche sur la nature même du corps et de l’esprit, sur la manifestation la plus abstraite et la plus concrète des choses. Je m’appuie aussi sur la structure de la musique et de l’espace de la Cour, qui incitent à trouver des paramètres, des mécaniques ou stratégies particulières.
 
Qu’est-ce qui fait résonance entre ce que l’ars subtilior dit de son temps et ce qu’il peut traduire aujourd’hui de notre époque ?
A-.T. D. K. : Les corps des chanteurs et des danseurs sont les instruments de la musique, purement vocale dans les œuvres choisies ici. Nos corps sont d’ici et maintenant, ils portent les traces de toutes les expériences humaines, ils « incorporent » les idées les plus abstraites, les matérialisent par la voix qui chante et les mouvements qui s’engagent dans la danse.
B. S. : L’interprétation des pièces de l’ars subtilior s’est longtemps centrée sur l’exécution virtuose des partitions en oubliant l’émotion. Or l’introduction des polyphonies visait à exprimer la climatologie des sentiments, dans le sillage de l’amour courtois chanté par les troubadours.
 
Vous n’utilisez pas de lumières artificielles. Le lever du jour comme la tombée de la nuit rendent visible l’écoulement du temps « naturel », qui se superpose au temps de la représentation…
A-.T. D. K. : La simplicité du dispositif permet de sentir comment la perception du temps et celle de l’espace s’influencent l’une et l’autre. C’est une invitation à regarder la beauté de l’ordre naturel des choses. On fait avec peu… Le seul instrument est le corps des interprètes qui le partagent avec un public. Il n’y a pas d’autre artifice. Nous révélons ainsi par nos corps ce que nous avons de commun et d’extrêmement individuel.
 
Entretien réalisé par Gwénola David
 
Festival d’Avignon. Cesena, conception d’Anne Teresa De Keersmaeker et Björn Schmelzer, chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker. Du 16 au 19 juillet 2011, à 4h30. Cour d’honneur du Palais des Papes. Fase, d’Anne Teresa de Keersmaeker. Du 24 au 26 juillet, Cour du lycée Saint-Joseph. Tél : 04 90 14 14 14.

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