Soyez vous-même
Après Les Errants en 2005, Amédée en 2012 et [...]
Didier Bezace porte à la scène le roman de Jean-Paul Dubois, et déploie avec maîtrise et justesse le portrait poignant et grinçant d’un homme meurtri, et insoumis. Avec Pierre Arditi dans le rôle de Paul Sneijder, remarquable et profondément touchant.
Mardi 4 janvier 2011, 13h12, un ascenseur s’écrase. Paul Sneijder est le seul survivant, sa fille Marie a péri dans l’accident avec trois autres personnes. Depuis, le temps s’est arrêté. Assailli par sa mémoire, enferré dans un ressassement infini, Paul tente de comprendre « l’origine du malheur » et traque les détails techniques des mécanismes « ascensoriels ». L’accident le plonge dans une solitude désespérée, bouleverse son regard sur le monde et son entourage, et agit comme révélateur de faillites béantes à diverses échelles, individuelles et collectives, des faillites qui s’entrelacent et résonnent entre elles. Lucide, caustique, parfois très drôle car nourri de la distance ironique de ceux qui n’ont plus rien à perdre, le regard de Paul navigue entre une sphère domestique sans chaleur et un univers urbain aliénant. Soit une épouse « à haut potentiel » et au cœur endurci. Et une société de la verticalité que la métonymie de l’ascenseur résume : un système verrouillé, tyrannique et sans issue, des rouages asservissants dans un monde voué à la performance, et en sus l’aberration effarante de l’accident, qui peut d’ailleurs aujourd’hui évoquer aussi le scandale des vies fauchées par les attentats. Ce portrait poignant est porté par Pierre Arditi, bouleversant de vérité dans le rôle de Paul, et par une mise en scène remarquablement maîtrisée, qui agence et équilibre ses effets avec subtilité et précision.
Obstination de la pensée
Conçue avec Jean Haas, la scénographie laisse toute sa place à l’espace mental de Paul, à ses interrogations et doutes entêtés, dans lesquels s’immiscent presque par effraction des bribes de monde extérieur. De façon fluide et limpide, l’action alterne avec la narration : la voix off enregistrée de Paul commente et élucide le cheminement brisé de sa vie. Comme un surplomb ou un pas de côté théâtralement très justes, accordant aux mots une capacité de réflexion et de révolte profondément touchante. Paul est une sorte de Bartleby blessé qui lutte, qui s’extrait des contraintes de l’action et s’efforce de comprendre. Sylvie Debrun (l’épouse et ses fameuses « volailles dorées »), Didier Bezace (l’avocat des ascensoristes, le seul à comprendre Paul), Thierry Gibault (le chypriote Charisteas, responsable affairé de DogDogWalk), Morgane Fourcault (Marie, la fille disparue, si tendre et chaleureuse) et le magnifique Border Collie Fox (le fidèle Charlie !) : l’équipe est impeccable. Avec finesse, avec une manière très singulière d’osciller entre quotidien et imaginaire, entre action et récit intérieur, entre les champs familiaux et sociaux, l’adaptation théâtrale condense et éclaire les enjeux. Ce que Didier Bezace met en scène, c’est peut-être surtout l’obstination de la pensée, la liberté du doute, contre un destin incontrôlable qui vous broie. C’est aussi la consolation fugace du rêve, quand tout vous est arraché. A travers cette quête si humaine, Didier Bezace et les siens proposent un moment de théâtre vraiment fort et émouvant.
Agnès Santi
Du 21 février au 22 avril 2017, du mardi au samedi à 21h, samedi à 18h et dimanche à 15h. Tél : 01 46 06 49 24. Egalement les 25 et 26 avril au Théâtre Montansier à Versailles. Du 2 au 13 mai à la Scène Nationale La Coursive à La Rochelle. Du 16 mai au 3 juin aux Célestins à Lyon. Du 7 au 11 juin à la Scnène Nationale de Sénart. Du 15 au 17 juin à la Scène Nationale de Châteauvallon. Durée : 1h50.