La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2009 Entretien Nathalie Heinich

L’artiste sous le régime de la singularité

L’artiste sous le régime de la singularité - Critique sortie Avignon / 2009
Crédit : C. Hélie Légende : Nathalie Heinich

Publié le 10 juillet 2009

Alors que la réforme du régime de l’intermittence pose la question du statut de l’artiste dans le spectacle vivant, la sociologue de l’art Nathalie Heinich revient sur la genèse de cette construction identitaire en France.

« Le monde de l’art oscille toujours entre la revendication d’exceptionnalité, au nom de la singularité, et le rabattement des activités artistiques sur le travail ordinaire, au nom de l’égalité. »
 
 
Dans L’Elite artiste, vous retracez les fluctuations du statut de l’artiste de la période démocratique postrévolutionnaire à « presque-nos-jours ». Comment se construit-il ?
Nathalie Heinich : Il naît au 18ème siècle et s’affirme au cours du 19ème, autour de l’identité bohème, d’abord par les peintres, poètes et compositeurs puis par les interprètes, acteurs, chanteurs, danseurs et musiciens. Peu à peu, l’artiste se détache du statut d’artisan qu’il avait depuis le Moyen-âge, s’émancipe des « arts mécaniques » et prend des valeurs hautement positives. Il devient être d’exception placé sous le régime de la singularité, qui exerce par amour de l’art parce qu’animé par une nécessité intérieure, un don inné. Dans cette vision « vocationnelle », le génie prévaut sur l’apprentissage ou l’enseignement, l’inspiration sur le labeur, l’innovation sur la reproduction des canons. Cette évolution marque le passage d’une activité professionnelle spécifique à une identité engageant la personne tout entière, et d’autant plus floue qu’elle est devenue prestigieuse.
 
En quoi « les artistes » constituent-ils une élite ?
N. H. : De par sa singularité, qui le définit, l’artiste échappe à l’ordinaire condition et jouit de « privilèges », qui apparaissent à travers le prestige attaché au créateur et qui se traduisent par exemple dans les subventions publiques qui lui sont allouées ou dans la transgression de codes et règles morales, tolérée par la société précisément au nom de « l’exception esthétique ». D’une certaine façon, la vocation remplace la naissance qui fondait l’aristocratie de l’Ancien régime. L’élitisme de l’artiste concilie d’une façon originale et efficace le privilège de naissance, ici individuel et non de classe, que représente le don inné, et le mérite que représente le talent, c’est-à-dire la réalisation du don par le travail. Paradoxalement, cette élite se doit d’être en marge et connaît un phénomène continu de paupérisation, dû à l’afflux d’aspirants bien plus nombreux que le marché du travail artistique ne peut en absorber.
 
Comment a évolué “l’idéal type“ de l’artiste dans le contexte des mutations sociales et esthétiques qui ont marqué le 20ème siècle ?
N. H. : Une culture du jeu avec les limites, du recyclage, de la citation… s’est développée, particulièrement dans les arts plastiques, rompant avec le modèle romantique du génie malheureux, incarné par Van Gogh. Les écrivains se sont également éloignés de la figure du poète maudit, justement parce qu’elle devenait un stéréotype et qu’elle menaçait dès lors leur régime de singularité. L’idéal type subit des inflexions liées à la nécessité fondamentale de maintenir et d’affirmer l’exceptionnalité.
 
La « crise de l’intermittence » a-t-elle entamé ce portait de l’artiste en figure d’exception en pointant sa condition de travailleur ?
N. H. : On observe une tendance à élargir la notion d’artiste aux techniciens du spectacle et à la confondre avec le statut d’intermittent, principalement pour des raisons d’égalitarisme et de stratégie de défense des droits. Le monde de l’art oscille toujours entre la revendication d’exceptionnalité, au nom de la singularité, et le rabattement des activités artistiques sur le travail ordinaire, au nom de l’égalité.
 
El le rôle du service public de la culture ?
N. H. : La complexité du débat tient à ce que le dessein de démocratisation culturelle, qui justifie souvent le soutien public, n’a été réalisé que marginalement, surtout du fait de l’augmentation du niveau général d’études de la population. Les enquêtes sociologiques montrent que les classes populaires vont souvent voir du théâtre de boulevard, non subventionné, tandis que le théâtre public draine surtout les élites diplômées, qui ne recoupent pas forcément les élites économiques. L’intervention de l’Etat se justifie à mes yeux seulement quand elle vise à soutenir des œuvres qui ne trouvent leur place auprès du public que difficilement en raison de leur caractère novateur. Or, la question des aides de l’Etat a été déplacée vers des genres, comme l’art contemporain, au lieu de porter sur les œuvres elles-mêmes. Tant que l’école n’enseignera pas systématiquement l’histoire des arts et que la télévision ne portera pas une véritable ambition culturelle au lieu de diffuser du divertissement abêtissant, la démocratisation culturelle ne pourra véritablement progresser.
 
Entretien réalisé par Gwénola David


 
A lire : L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard, 2005.

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