La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Jorge Lavelli

Jorge Lavelli - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 avril 2011 - N° 187

Boulgakov, son épouse et Staline

Après Himmelweg (Chemin du ciel) en 2007 et Le Garçon du dernier rang en 2009, Jorge Lavelli crée une troisième pièce du dramaturge espagnol Juan Mayorga au Théâtre de la Tempête. Il met en scène Lettres d’amour à Staline, une méditation sur les liens qui unissent les artistes et les hommes de pouvoir.

Depuis près de quatre ans, vous vous consacrez quasi exclusivement au théâtre de Juan Mayorga. Qu’est-ce qui vous lie à cette écriture ?
Jorge Lavelli : Tout d’abord, je crois, la capacité que possède cet auteur à capter ce qui est vivant et remuant dans le monde. D’une certaine façon, Juan Mayorga est comme un thermomètre des mouvements profonds qui composent l’Europe d’aujourd’hui. Il crée des œuvres fondamentalement politiques, toujours attentives aux résonnances de nos sociétés, des œuvres pleines de vitalité et d’énergie qui donnent naissance à des idées de théâtre que je trouve passionnantes. Et puis, j’aime la façon dont cet auteur – qui a une double formation de philosophe et de mathématicien – se positionne dans la recherche. Il ne cesse de s’interroger sur des sujets très profonds, puis met ces interrogations au service de quelque chose qui le bouleverse : le théâtre. Il s’agit d’une voix extrêmement singulière. Après Lettres d’amour à Staline, j’espère bien porter à la scène encore d’autres de ses pièces.
 
Quelle place Lettres d’amour à Staline occupe-t-elle dans son œuvre ?
J. L. : Comme il le fait parfois, Juan Mayorga est parti d’un fait historique, puis s’en est éloigné pour donner libre cours à son imagination. Il s’agit donc, de ce point de vue, d’un exemple assez typique de son œuvre. Un exemple qui développe comme toujours une dramaturgie très vivante et dénuée de toute démagogie, de tout populisme.
 
« Juan Mayorga crée des œuvres fondamentalement politiques, toujours attentives aux résonnances de nos sociétés. »
 
Dans le cas de cette pièce, quelle idée est au cœur de cette dramaturgie ?
J. L. : A travers l’existence de Mikhaïl Boulgakov – auteur qui, après avoir connu une reconnaissance internationale, voit toutes ses œuvres interdites par la censure mise en place par Staline – cette pièce explore les thèmes de la manipulation et de la discrimination. Cela en éclairant les thématiques de la torture, de la douleur, de la souffrance. Pour Juan Mayorga, les faits historiques sont toujours l’occasion de mettre en place des situations extrêmes permettant de présenter, sous des formes particulièrement intenses, des expériences humaines universelles. Car, en traitant du cas particulier de Boulgakov, Lettres d’amour à Staline parle des abus de pouvoir qui sévissent dans tous les états du monde, y compris dans les pays démocratiques.
 
Quelle relation Mikhaïl Boulgakov et Joseph Staline entretiennent-ils dans cette pièce ?
J. L. : Comme le dit Juan Mayorga en préface à l’édition espagnole de sa pièce, Lettres d’amour à Staline est une méditation sur la nécessité pour l’artiste d’être aimé du pouvoir et sur le besoin du pouvoir d’être aimé de l’artiste. Boulgakov s’inscrit dans la grande tradition russe du théâtre satirique. Son écriture ne correspondait d’aucune façon aux canons du réalisme socialiste. Voyant l’ensemble de ses œuvres interdites par la censure, l’auteur écrit à Staline et lui demande d’être expulsé d’URSS en compagnie de sa femme.
 
Suite à cela, il reçoit un appel téléphonique du dirigeant soviétique…
J. L. : Oui. Staline lui propose de le rencontrer, mais la communication est interrompue avant la fin de leur conversation. Ce point de départ est le début d’une attente interminable de Boulgakov dont l’existence tourne au cauchemar. Tombant peu à peu dans la dépression, il voit apparaître Staline dans sa maison et se met à dialoguer avec lui. L’esprit du maître du Kremlin l’envahit, au point de bouleverser et d’aliéner sa vie. Progressivement, Staline parvient à occuper la totalité de l’espace vital et moral de l’écrivain.
 
Staline reproche-t-il à Boulgakov de ne pas avoir de talent ?
J. L. : Non, au contraire, il lui reproche de ne pas être à la hauteur de son talent, qu’il place très haut. Il lui reproche de ne pas écrire pour le peuple, de ne pas écrire pour lui, de refuser de lui faire plaisir… Ici, la cruauté touche à une forme de grotesque. Boulgakov devient un malade pitoyable, incapable d’imaginer autre chose qu’un monde refermé sur son cynisme. Un monde dans lequel sa destinée, enlisée dans l’absurde, n’est plus que le jouet du hasard.
 
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat


Lettres d’amour à Staline, de Juan Mayorga (texte français de Jorge Lavelli et Dominique Poulange édité aux Editions Les Solitaires intempestifs) ; mise en scène de Jorge Lavelli. Du 27 avril au 29 mai 2011. Les mardis, mercredis, vendredis et samedis à 20h30, les jeudis à 19h30, les dimanches à 16h. Relâche exceptionnelle les 17 et 18 mai. Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris. Réservations au 01 43 28 36 36 ou www.la-tempete.fr.

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