Reprise d’On n’est pas là pour disparaître de Mathieu Touzé
Reprise d’On n’est pas là pour disparaître [...]
Isabelle Lafon présente sa dernière création dans la petite salle du Théâtre de La Colline. En duo avec la comédienne Johanna Korthals Altes, elle façonne autour de l’état de folie une traversée singulière, délicatement ciselée et profondément touchante. Un théâtre puissant, à réserver sans tarder !
Au début, elles sont là toutes les deux, dans un petit coin en bas des gradins, pas encore sur le plateau. Introduisant à merveille ce qui va suivre, leur conversation se joue dans une sorte d’effraction complice tournée vers l’intime, vers le jeu/je de la scène, dans un souffle de murmures qui se font si bien entendre qu’ils résonnent de manière unique, profonde. Capable de conjuguer une infinie délicatesse et une précision au scalpel, le théâtre d’Isabelle Lafon a une manière bien à elle de s’ouvrir au passé, de s’ouvrir à l’autre au point de surprendre, de dériver, de créer de singulières et sinueuses traversées, où d’infimes détails font écho à des choses essentielles, où les détours laissent place à l’inattendu. On se souvient de son inspirante trilogie Les Insoumises (2016), à l’écoute des écritures et des luttes d’Anna Akhmatova, Monica Wittig et Virginia Woolf. Sur le plateau du Théâtre de La Colline, elle a aussi présenté Vues Lumière (2019) autour d’un centre social organisant un atelier pour s’instruire dans le XXe arrondissement de Paris, et Les Imprudents (2022) autour de Marguerite Duras la questionneuse, intervieweuse d’un mineur, d’une serveuse, d’une lycéenne… Le titre Je pars sans moi, suivi par le vers Tu n’as qu’à m’attendre là-bas, est extrait du Livre de Yanis, écrit à 8 ans, réalisé avec l’accompagnement de Patrick Laupin. Nourrie de lectures, de rencontres avec des psychiatres, des psychanalystes, avec des enfants en hôpital de jour et des adultes dans divers lieux, cette nouvelle création se laisse traverser par ce que signifie et implique l’état de folie, de confusion mentale, au sein d’apparences trompeuses, au sein d’une foule de douleurs, d’interrogations et de désarroi. Toujours au-delà de ce qui va de soi, au cœur d’un puzzle elliptique, stimulant et parfois drôle, arrangé entre soi et les autres, mais aussi entre soi et soi.
Faire cause commune
Le texte Impression d’une hallucinée – une anonyme qui dans la pièce devient Mlle M***, qui elle-même côtoie l’érotomane Babette, folle amoureuse d’un prêtre – publié dans la revue L’Encéphale en 1882, les œuvres du psychiatre Gaëtan de Clérambault (1872-1934), les écrits de Fernand Deligny (1913-1996) qui s’occupa d’enfants autistes, ont inspiré la pièce, de même que le parcours du psychiatre catalan François Tosquelles (1912-1994), qui contribua à la transformation de l’hôpital de Saint-Alban en Lozère. Unies par un lien de complicité et de tendresse qui permet aux paroles de rebondir et de se frayer des chemins qui s’aventurent très loin, Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes portent la partition finement ciselée, où s’invitent une foule de personnages, où le flux des mots qui évitent la veine explicative se pare d’une véritable qualité poétique. Isabelle glisse et oscille de je à elle, née le 21 novembre 1853 ; Johanna laisse à un moment une danse folle prendre le relais des mots. Sans jamais se laisser happer par le piège des bonnes intentions, dans une attention politique aux personnes et à l’organisation du soin, toutes deux proposent un très grand moment de théâtre. Pourtant, sur le plateau, se distingue un seul élément : une porte, outil éminemment théâtral, instrument de passage d’un monde à un autre, de soi à un autre, de l’enfermement à une possible liberté – et vice-versa. On peut même écouter derrière elle. « Johanna : On dirait un peu une dent toute seule dans une mâchoire et ça me fait de la peine, on la voit beaucoup. Isabelle : Il faut l’aimer cette porte. »
Agnès Santi
du mercredi au samedi à 20h, dimanche à 16h. Tel : 01 44 62 52 52. Durée : 1h. www.colline.fr
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