Jon Fosse : un poète en quête de transcendance
Révélé en France, en 1999, par une mise en [...]
Depuis plusieurs années, ils mettent leur imaginaire en commun et signent, à quatre mains, des mises en scène. Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou présentent, trois mois avant la création de ce spectacle au T2G, leur vision de Et jamais nous ne serons jamais séparés de Jon Fosse.
Comment avez-vous été amenés à mettre en scène, ensemble, des spectacles ?
Daniel Jeanneteau : Mammar a participé à beaucoup de mes créations en tant que cinéaste. Au-delà des films qu’il réalisait, il me donnait ses points de vue, entrait souvent en dialogue avec moi. Notre collaboration comme co-metteurs en scène a commencé, assez naturellement, lorsque l’Académie Fratellini m’a proposé de créer un spectacle de cirque, en 2021 (ndlr, Aguets, partition pour un cirque ensauvagé). Nous nous sommes alors dit qu’il était temps d’assumer, au grand jour, la réalité de nos échanges et de notre travail en commun.
Mammar Benranou : Après ce premier spectacle, nous sommes allés au Japon, à l’invitation du Centre des arts de la scène de Shizuoka, pour créer La Cerisaie. Le fait de cosigner la mise en scène de ces deux spectacles a été pour nous deux, je crois, une forme d’évidence.
Comment travaillez-vous ?
M.B. : Il s’agit d’un vrai travail à quatre mains. Nous décidons tout ensemble. La Cerisaie a cristallisé, entre nous, une méthode de collaboration où la question de savoir qui fait quoi ne se pose plus.
D.J. : Il nous arrive bien sûr d’avoir des points de vue différents, mais nous sommes très complémentaires. Même lorsqu’il faut que l’on s’explique, les choses restent très fluides.
Comment est née votre envie d’aborder le théâtre de Jon Fosse ?
D.J. : En ce qui me concerne, j’ai fait la connaissance de l’œuvre de Jon Fosse lorsque j’étais scénographe de Claude Régy. J’ai ainsi notamment participé à la création de Quelqu’un va venir, en 1999. Dans un parcours comme le mien, qui est passé par des auteurs qui travaillent à la fois l’écriture et la question de l’intériorité, Jon Fosse a été une rencontre très importante. Il faut dire qu’il s’agit d’une écriture assez novatrice, assez surprenante. C’est à cette même époque, à la fin des années 1990, que j’ai lu pour la première fois Et jamais nous ne serons séparés. Cette pièce m’a fait une impression extrêmement forte. Je me suis mis à la voir, de façon très concrète, comme traversé par des visions. Et jamais nous ne serons séparés apporte, à sa façon, une réponse à l’époque que l’on vit, qui est obsédée par le réel, par l’immédiateté, la crise, la catastrophe, l’événement… Mammar et moi partageons son goût de l’introspection, la forme d’expression venant des profondeurs qui la compose.
M.B. : Oui, effectivement. Ce qui me frappe et me touche beaucoup dans l’écriture de Jon Fosse, c’est son rapport au monde des invisibles, sa façon d’aborder le monde des vivants et le monde des morts, de les faire coexister, parfois même dialoguer. Avant que Daniel ne me parle de mettre en scène Et jamais nous ne serons séparés, j’avais lu des romans de Jon Fosse et quelques-unes de ses pièces. Mais pas celle-ci. Lorsque je l’ai découverte, j’ai été saisi par sa force. Et une évidence s’est immédiatement imposée : celle de proposer à Dominique Reymond d’incarner le rôle central. J’ai toujours l’impression que cette pièce a été écrite pour elle…
D.J. : Pour les autres personnages, nous avons assez naturellement pensé à Solène Arbel et Yann Boudaud. Comme Dominique Reymond, ces comédiens ont participé à plusieurs de nos spectacles. Nous les connaissons depuis longtemps.
Comment pourriez-vous présenter Et jamais nous ne serons séparés, un texte dont la trame échappe ?
D.J. : C’est la deuxième pièce écrite par Jon Fosse, après Quelqu’un va venir, qui a pourtant été publiée un peu plus tard. Et jamais nous ne serons séparés est un texte plus trivial, plus fou, sans doute encore plus étonnant et inattendu que Quelqu’un va venir. Son déroulement est insaisissable. Une femme, chez elle, parle toute seule. Elle tourne en rond, met le couvert, dit qu’elle va faire à manger. Un homme arrive, avec les cheveux mouillés, elle se jette dans ses bras. Tout a l’air à la fois normal, concret, un peu réaliste… Mais le texte est continuellement fissuré par des fractures, des doutes, des vertiges qui ouvrent sur de l’inconnu, de l’incompréhensible, de l’obscur.
Dans cette histoire, on n’est jamais vraiment sûr de ce qui se passe…
D.J. : En effet. On ne sait pas ce qui est vrai, ce qui ne l’est pas, ce qui est dans le présent, ce qui est dans le passé… Jon Fosse instaure une simultanéité des temps. Il met en doute le passé comme chose passée. Il explore les possibilités du croisement, de la rencontre, de la superposition du passé et du présent. Cette mise en doute radicale des unités de temps et de lieu, qui sont pourtant très affirmées — les trois personnages évoluant tous les trois dans la même pièce, au même moment — nous dit quelque chose de très intéressant sur ce que c’est que vivre. La continuité d’une existence est une fiction. De toutes nos forces, nous essayons de croire que nous avons une existence cohérente et logique, mais ce n’est pas le cas.
M.B. : Et jamais nous ne serons séparés parle du manque, de l’absence. Cette pièce interroge notre rapport à la mort et au deuil. Qu’est-ce que le deuil exactement, comment le vivre, comment le traverser… ? Toute une palette émotionnelle se déploie… Dans notre mise en scène, plutôt que d’apporter des réponses aux questions qui se posent, il nous a paru important de placer le juste doute au bon endroit. C’est d’ailleurs l’une des choses qui a guidé notre travail avec les comédiens.
D.J. : Se pose aussi la question de la forme, de comment aborder la profondeur. Car en travaillant la forme de son écriture, Jon Fosse induit un théâtre de la forme. Nous n’avons pas voulu surreprésenter la profondeur, afin d’éviter d’être redondant. Nous avons préféré imaginer un objet qui fasse apparaître, dans son spectre, dans sa durée, dans toutes ses ambiguïtés, quelque chose de cette profondeur. Bien sûr, sans l’élucider ou l’expliquer. Lorsqu’on met en scène ce théâtre, on est obligé de sortir du récit, de la référence à la seule réalité pour entrer dans le champ de la vie intérieure, pour explorer ce que c’est qu’être humain.
Justement, selon vous, qu’est-ce que cette pièce dit fondamentalement de l’humain, du rapport à l’existence… ?
D.J. : Comme l’a dit Mammar, Et Jamais nous nous serons séparés touche à la question du deuil, de la relation aux autres, de la conscience de soi en tant qu’être fragile et limité. Dans cette pièce, Jon Fosse nous amène à interroger la réalité de l’instant que nous vivons, au regard de toutes les projections dans lesquelles nous nous plaçons continuellement. Depuis quelques décennies, le présent est attaqué de toutes parts par l’ubiquité du téléphone, des photographies, des vidéos, par toutes les illusions par le biais desquelles nous essayons de compenser l’expérience de la perte. Le théâtre de Jon Fosse aborde frontalement, d’une façon extrêmement courageuse, profonde, acharnée, ce sujet-là : le sujet de la perte et du manque.
M.B. : Ces choses ne sont jamais traitées de manière larmoyante. L’écriture de Jon Fosse n’est pas dans le pathos. Elle est ancrée dans le champ du poétique.
D.J. : Jon Fosse propose une expérience du langage. Son écriture cherche à faire apparaître ce qui ne peut pas être exprimé, ce qui est à la limite de l’exprimable. C’est d’ailleurs l’apanage de la poésie. Elle fracture la dictature de la réalité pour ouvrir des espaces de conscience qui seraient, sans elle, difficilement accessibles.
Manuel Piolat Soleymat
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