La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Focus -236-Les Gémeaux ~ Scène Nationale, saison 2015/2016

Le Roi Lear

Le Roi Lear - Critique sortie Théâtre Sceaux Les Gémeaux - Scène Nationale
© Christophe Raynaud de Lage Lear (Philippe Girard) et Cordélia.

De Shakespeare / traduction et mise en scène Olivier Py

Publié le 21 septembre 2015 - N° 236

Quelques mots, presque « rien »… et l’univers du Roi Lear se fend comme une plaie et sombre dans le chaos, révélant le néant d’un monde où l’humanisme serait éradiqué. Metteur en scène, traducteur, le directeur du Festival d’Avignon Olivier Py s’empare de cette œuvre magistrale.

Pourquoi avez-vous réalisé votre traduction du Roi Lear ?

Olivier Py : Je ne sentais pas dans les traductions françaises, aussi belles soient-elles littérairement, la vivacité cinglante du Roi Lear, qui claque comme une gifle. L’anglais file plus vite que le français classique, qui tend en outre à aplanir les différents niveaux de langage. Or, chez Shakespeare, la poésie, philosophique, précieuse, côtoie les blagues d’arrière-garde ! J’ai travaillé une langue à la fois concise et limpide, sans chercher les effets de contemporanéité. Étant traducteur mais aussi metteur en scène, je me suis posé la question de l’efficacité dramatique. Comment restituer l’énergie rythmique du pentamètre shakespearien ? Elle ne se traduit pas à mon sens par un décasyllabe ni par un alexandrin. J’ai ainsi opté pour le vers libre.

Qu’avez-vous découvert du Roi Lear lors de cette exploration de la matrice de l’écriture ?

O. P. : Cette pièce est une démonstration par l’absurde de ce qui peut advenir si les hommes se dégagent des idéaux de l’humanisme. Elle développe une profonde méditation sur le néant, sur le vide, sur le nul. L’homme n’est que la confession de son rien. D’ailleurs, le terme « O », qui, en anglais, signifie la déploration mais également le zéro, revient souvent dans l’œuvre de Shakespeare. « Nothing » répond Cordélia à son père lorsqu’il lui demande d’exprimer la mesure de son amour filial. Elle reste pétrifiée par l’impossibilité d’atteindre le sens par la parole. Ce « rien » dit autant l’indicible que le refus du mensonge par intégrité. Le désastre commence par ce doute.

Vous faites prononcer à Cordélia une phrase du philosophe Wittgenstein, tirée de son Tractatus logico-philosophicus (1921) : « Ce qu’on ne peut dire il faut le taire ».

O. P. : Par son silence, Cordélia met fin à la perspective métaphysique de la Renaissance qui repose sur la pensée rationnelle. Elle révèle la faillite du langage, mais, paradoxalement, lui redonne toute sa valeur : sa parole pleine s’oppose à la parole vide de ses sœurs, qui sert l’intérêt et l’argent. Tout comme Wittgenstein, observant la suprématie de la technique dans le monde moderne, mit radicalement le langage en doute puis montra, dans une contre démonstration, qu’il peut toucher une vérité fondamentale.

La quête de la vérité passe ici par la folie et par le fou.

O. P. : Seul le fou dit la vérité. Et le vrai fou est celui qui croit qu’il ne l’est pas ! Shakespeare croise des réflexions sur la folie qu’il a sans doute trouvées chez Érasme et chez Montaigne. Dans les Essais, ce dernier découvre que le sujet peut être détruit par la souffrance. Lear cherche qui il est. C’est pourquoi il a besoin de ses chevaliers : ils lui confirment son identité. Lear est comme un acteur qui n’aurait plus de public : il veut abandonner son rôle et devenir lui-même, et, quittant sa fonction, il découvre qu’il n’est plus rien. Sans public, il ne sait plus qui il est. Pour Jacques Lacan, que j’ai beaucoup relu, si le « nom du père », l’élément structurant de notre identité, est humilié, alors la schizophrénie n’a plus aucun rempart.

Dans Les Deux Corps du roi (1957) l’historien Ernst Kantorowicz analyse le changement dans la conception du pouvoir monarchique qui s’est progressivement opéré au cours du 16e siècle par la distinction entre la fonction et la personne du souverain. Shakespeare l’évoque dans son Richard II. Lear semble lui confondre les deux… Est-ce là sa tragédie ?

O. P. : Lear se défait de sa fonction mais pas de son titre. Dans l’expérience du dépouillement, il cherche son identité et espère se trouver lui-même. Il doit passer par une béance. Il réalise aussi que le pouvoir ne découle pas de la légitimité mais de la loi du plus fort. Shakespeare écrit cette pièce sous Jacques 1er, qui succède à Élisabeth, au moment où se constitue le Royaume-Uni. Il en fait la propagande en montrant les conséquences funestes de la division du pays.

« L’homme shakespearien n’est pas un méditatif, il est jeté dans l’action, pris dans la « machine de guerre » qu’est cette pièce ».

Quelles ont été les lignes de travail de la mise en scène ?

O. P. : La première a porté sur l’espace, pour concevoir une esthétique qui corresponde aux exigences de la Cour d’honneur du Palais des papes, tant techniques, que physiques et politiques. La scénographie s’appuie sur la géométrie du cercle, qui rappelle le Globe et le fameux « O », creusé comme un trou. L’espace, au début presque nu, très vilarien, se transforme peu à peu et devient chaos. Nous avons également essayé de rendre à travers le jeu l’énergie de l’écriture. L’homme shakespearien n’est pas un méditatif, il est jeté dans l’action, pris dans la « machine de guerre » qu’est cette pièce.

Comment le parcours de Lear croise-t-il votre propre cheminement spirituel ?

O. P. : Lear m’a toujours fasciné. Dans beaucoup de mes textes, on trouve un personnage qui perd tout ou qui en rêve. Ces chutes ascensionnelles traversent mon univers…

 

Entretien réalisé par Gwénola David

A propos de l'événement

Le Roi Lear
du jeudi 1 octobre 2015 au dimanche 18 octobre 2015
Les Gémeaux - Scène Nationale
49 Avenue Georges Clemenceau, 92330 Sceaux, France

du mercredi au samedi à 20h45, dimanche à 17h. Création lors du Festival d’Avignon en juillet 2015. La traduction d’Olivier Py est publiée aux éditions Actes Sud-Papiers.

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