Georges Lavaudant s’empare du Roi Lear

Quelle relation vous unit au théâtre de Shakespeare ?

Georges Lavaudant : La première fois que j’ai mis en scène Le Roi Lear, c’était en 1975, au Rio, le petit théâtre dans lequel j’ai fait mes débuts à Grenoble, avec la troupe du Théâtre Partisan. Je crois que nous étions à la fois inconscients et provocateurs. Car en général, lorsqu’on démarre, on monte une petite pièce pas très connue. Nous, nous avons décidé de commencer par l’Himalaya, même en chaussettes ! Et ce qui était, au départ, un pari de gamins prétentieux s’est changé en révélation. J’ai tout de suite eu le sentiment de découvrir un continent entier, quelque chose qui représentait la totalité du théâtre, avec un maelström de thèmes : la prise du pouvoir, l’injustice, l’orgueil, l’aveuglement… Ce qui est très beau, c’est que l’on n’a jamais la maîtrise du théâtre de Shakespeare, contrairement par exemple aux théâtres de Racine, de Tchekhov ou de Marivaux, même si les pièces de ces auteurs révèlent une très grande intelligence, une très grande profondeur.

Quel souvenir gardez-vous de cette première version du Roi Lear ?

G.L. : Je crois qu’il y avait déjà en germe, même de façon naïve, le noyau de mes mises en scène ultérieures, c’est-à-dire l’intuition que la chose la plus tragique peut devenir la plus bouffonne, que la chose la plus bouffonne peut devenir la plus tragique, que la psychologie se mêle à la politique, la politique à l’intime, l’intime aux préceptes philosophiques… Finalement, que ce soit aujourd’hui ou en 1996, lorsque j’ai monté Le Roi Lear pour la deuxième fois, je crois que je n’ai procédé qu’à de petites modifications. Avec, bien sûr, des acteurs différents. Or le théâtre de Shakespeare n’a pas de valeur sans les acteurs qui l’incarnent. Mais je crois que mon point de vue sur la pièce n’a pas fondamentalement changé. Chaque nouveau spectacle est une sorte d’approfondissement du sillon ébauché par le passé.

« Dans Le Roi Lear, la lucidité arrive lorsque l’on a tout perdu. »

Comment pourriez-vous caractériser ce sillon, ce point de vue ?

G.L. : Mes trois mises en scène du Roi Lear sont traversées par une vision foraine, servie par un dispositif scénique réduit à sa plus simple expression, une volonté d’aller vite, de faire en sorte qu’une scène en chasse une autre. Avec, aujourd’hui, la chance inespérée d’avoir réuni sur scène Jacques Weber, dans le rôle de Lear, et François Marthouret, dans le rôle de Gloucester. Ces deux comédiens ont une telle réserve de théâtre en eux, mais aussi d’humanité et d’enfance, que leurs retrouvailles sur la lande est l’un des moments de théâtre les plus émouvants que j’ai eu à vivre. Ils disposent tous deux d’une grande mémoire shakespearienne, qui n’est pas une mémoire savante ou professorale. Cette mémoire leur permet d’éclairer de nombreuses dimensions de la pièce, dont une, fondamentale, qui est que la lucidité arrive lorsque l’on a tout perdu. Le Roi Lear nous raconte qu’il faut perdre ce à quoi l’on tient le plus — l’amour filial, le pouvoir… — pour pouvoir prendre conscience de l’essentiel et du superflu.

Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat