La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Focus -142-Un théâtre universel, au c?ur de l?être

Entretien Thomas Ostermeier Les illusions bourgeoises

Entretien Thomas Ostermeier
Les illusions bourgeoises - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 novembre 2006 - N° 142

Pourquoi Hedda Gabler a-t-elle a épousé Tesman, historien terne et
besogneux ? Que cherche-t-elle avec Lövborg, son amour d’antan, brillant esprit
autrefois débauché mais qui a retrouvé le chemin du succès ? D’où vient ce
vertige de destruction qui l’habite et la pousse jusqu?au suicide ? Sans doute
ses rêves drapés de satin doré se sont-ils abîmés contre la réalité dégrisée de
l’existence? Après Nora, Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne,
revient à Ibsen avec Hedda Gabler. Il dissèque à vif ce drame écrit en
1890 pour faire entendre l’angoisse de la déchéance sociale qui hante la société
d’aujourd’hui.

La décision de mettre en scène un texte du répertoire a toujours été liée
chez vous au lien que vous pouvez établir avec notre époque. Qu?en est-il pour
Hedda Gabler ?

Cette pièce évoque pour moi le dilemme entre carrière et famille auquel les
femmes sont souvent confrontées, surtout en Allemagne. Beaucoup choisissent
d’épouser un homme friqué et de rester à la maison, aspirant au bien-être et à
la quiétude illusoire d’une position économique confortable. Hedda Gabler,
éprise d’un idéal de beauté et de grandeur, espérait une vie agréable et pensait
trouver dans le mariage les moyens de ses ambitions. Elle se retrouve coincée
dans une existence étriquée qui l’ennuie mortellement. Pourtant, au moment où
elle s’engage dans cette voie, elle pressent – voilà son drame – l’erreur, le
leurre, le gâchis, mais elle n?a pas le courage de quitter cette route. Elle
cherche alors à prendre le pouvoir, à coups d’intrigues, de jeux troubles de
séduction et de manipulation. Par son obsession destructrice, exacerbée par la
désillusion et le dés’uvrement, elle brise les murs de sa prison en même temps
qu’elle se détruit elle-même.

Pourquoi « surtout en Allemagne » ?

La société allemande est restée très conservatrice sur la famille. Les femmes
qui confient leurs enfants à garder pour poursuivre leur carrière sont
considérées par beaucoup comme de mauvaises mères. La libération de la femme
n?est pas allée aussi loin que dans d’autres pays occidentaux. Par ailleurs, la
politique familiale, en particulier en matière de crèches, se montre très peu
favorable.

Malgré ses airs émancipés, Hedda reste très soucieuse des convenances
sociales’

Elle est partagée entre volonté de domination et soumission aux conventions.
La bourgeoisie allemande est toujours soumise à la tyrannie des apparences et du
statut social, d’autant plus que le marasme économique a attisé l’angoisse du
déclassement et la compétition. L’âpreté de la concurrence dans l’entreprise et
la rudesse anxiogène des relations humaines se doublent d’une peur de la
déchéance sociale, drame collectif qui touche toute les couches de la
population.

Hedda montre cependant une relation ambiguë à sa féminité : elle refuse le
rôle d’épouse, de maîtresse mais aussi de mère?

Autant de figures imposées de la femme. Ce refus participe de sa
schizophrénie. Son incapacité à s’extirper du modèle bourgeois renvoie à la
situation de notre époque, où les alternatives semblent avoir disparu. Pour la
génération 68, d’autres chemins possibles existaient?

Hedda a également un rapport très trouble au réel : elle semble presque le
nier tant elle voudrait vivre dans son monde idéalisé. Comment avez-vous
appréhendé cet aspect ?

Je conçois la mise en scène comme une exploration du réel qui révèle ce qui
se joue au-delà de l’image superficielle. En ce sens, le réalisme
consiste à dévoiler l’intériorité masquée derrière la façade. Si mon approche
scénique utilise des effets de réel et s’appuie sur un langage réaliste dans un
espace concret, elle tente de restituer la perspective intérieure des
personnages. La pièce d’Ibsen m’intéresse parce qu’elle pénètre dans la réalité
de la relation homme-femme et dans la cage d’or que constitue la famille
bourgeoise. En dépit de leur apparente amabilité, les rapports humains
n?existent presque plus dans ce monde très froid. La bombe est à l’intérieur
même du système, dans le couple.

La société bourgeoise est un terrain d’exploration que vous abordez souvent.
Un univers somme toute sociologiquement proche du public de la Schaubühne de
Berlin?

Avec Nora ou Hedda Gabler, pièces de la grande époque du
réalisme bourgeois dans les « drames de société » d’Ibsen, je peux interpeller
le public là où il se situe socialement et exprimer mon regard sur notre temps.
Les spectateurs peuvent se sentir de plain-pied dans les décors très design
mais, peu à peu, ce monde explose et révèle, de façon peut-être plus tangible,
les peurs et les mécanismes sociaux très brutaux de la société actuelle.

Comment avez-vous travaillé avec Katharina Schüttler, qui campe une Hedda
très différente du stéréotype ?

Je voulais une jeune comédienne qui sorte justement du cliché, qui puisse
évoquer cette frustration qui n?a pas tant à voir avec l’âge qu’avec un
sentiment proche de celui qu’on ressent chez Sarah Kane. Avec Katharina
Schüttler, une des actrices les plus douées de sa génération, nous avons cherché
un langage très quotidien, très naturel. Mon mode de travail avec les acteurs
consiste moins à les diriger qu’à trouver avec eux le chemin de leur personnage
et le rythme, au sens presque musical, de la représentation. Sur le plateau, je
donne des indications très concrètes sur les mouvements, les déplacements, les
relations entre les acteurs, les rapports avec les objets et l’espace. L’état
intérieur des personnages s’exprime à travers un enchaînement d’actions
physiques.

L’espace ne dessine pas seulement un écrin mais participe de la dramaturgie.
Comment l’avez-vous imaginé ?

La scénographie est un élément essentiel de mon travail et construit le sens.
Le décor, pivotant, figure un intérieur chic, épuré, très contemporain, cerné de
vitres et surplombé d’un immense miroir. Il permet ainsi de regarder la
situation depuis différents angles, tandis que le jeu des transparences et des
réflexions épie l’intimité en permanence et engendre une déconstruction de
l’image? tout comme Hedda voit sa vie se décomposer.

Entretien réalisé par Gwénola David-Gibert

Hedda Gabler, d’Ibsen, mise en scène de Thomas Ostermeier. Spectacle
en allemand surtitré. Du 31 janvier au 11 février. A lire : Thomas
Ostermeier
, entretien avec Sylvie Chalaye, éditions Actes Sud-Papiers.

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