Entretien croisé Pierre Roullier / Enno Poppe
©Pierre Roullier
Pierre Roullier
Publié le 10 janvier 2009
Dialogue entre un créateur et un passeur
Cette saison, 2e2m a choisi comme compositeur en résidence Enno Poppe. Nous sommes allés à Berlin, en compagnie de Pierre Roullier, directeur artistique de l’Ensemble, à la rencontre de ce jeune artiste allemand. Entretien croisé au café de l’Académie des Arts, avec en fond sonore la 9ème symphonie de Beethoven.
« J’écris de la musique pour une raison simple : la musique que je veux écouter n’existe pas ! » Enno Poppe
« L’ensemble 2e2m a une vraie mission de service public » Pierre Roullier
Comment vous êtes-vous retrouvés autour de ce projet de compositeur en résidence ?
Pierre Roullier : J’avais entendu en concert plusieurs pièces d’Enno. J’ai tout de suite remarqué l’originalité de son écriture, notamment dans son rapport au son et dans son sens de la construction. Je l’ai rencontré l’hiver dernier, ici à Berlin, afin de savoir si l’idée d’une résidence l’intéresserait.
Enno Poppe : C’est une idée passionnante ! Je ne connais pas d’autres ensembles proposant une résidence d’une saison à un compositeur. Ce qui est vraiment intéressant, c’est que tous les deux mois, on retrouve les mêmes musiciens pour travailler ses propres compositions.
Quels sont vos liens avec la France ?
E. P. : En 1996, j’ai vécu pendant sept mois à Paris à la Cité des Arts, un lieu formidable qui regroupe entre 300 et 400 artistes du monde entier. La ville de Berlin y met un appartement à disposition des jeunes compositeurs. J’ai eu l’opportunité d’écouter beaucoup de concerts et surtout de travailler à la bibliothèque de l’Ircam. J’ai ainsi pu découvrir toute la richesse de la musique française. Je suis tout particulièrement intéressé par le courant de la musique spectrale initié par Gérard Grisey. Son travail sur la texture micro-intervallique m’a beaucoup influencé. Les Allemands ont du mal à comprendre l’école spectrale, car ils n’arrivent pas à associer la notion d’intervalle à celle de couleur. Chez Grisey, la structure vient de l’intérieur du son, alors que chez Helmut Lachenmann, par exemple, elle est extérieure à la sonorité.
Quel est le principe d’une résidence de compositeur à 2e2m ?
P.R. : L’idée est de choisir un compositeur autour duquel on construit les concerts de la saison. Je sélectionne avec Enno un certain nombre de ses pièces que je mets en relation avec d’autres œuvres de compositeurs contemporains. J’essaie de regrouper des pièces qui ont la même problématique, car, à mon sens, un concert se compose. Par ailleurs, j’aime varier les effectifs instrumentaux, en allant de la pièce solo à celle pour ensemble. La résidence s’achève par une création du compositeur en résidence.
Enno Poppe, votre première pièce programmée dans la saison, 27/XI/95 pour guitare, est aussi l’une des premières pièces de votre catalogue…
E.P. : C’est l’une des premières pièces dont je suis fier. Mais j’ai écrit beaucoup d’œuvres avant celle-ci : je compose depuis l’âge de 10 ans ! J’ai écrit dans tous les styles, du néo-classique à l’avant-garde. 27/XI/95 est composé pour guitare préparée – l’instrument repose à plat sur une table. Je n’utilise aucune technique normale de jeu ! On est entre la guitare et la percussion. L’idée était de travailler sur la sonorité originelle de l’instrument.
Une autre pièce pour instrument solo est donnée cette saison : il s’agit de Thema mit 840 Variationen pour piano. Quel est le concept de cette pièce ?
E.P. : Cette pièce se base sur un thème extrêmement basique, consistant en deux accords, l’un à la main droite, l’autre à la main gauche. Grâce aux algorithmes de l’ordinateur, j’ai trouvé qu’il était possible de faire plus de 10 000 variations sur ce motif. J’en ai gardé seulement 840. Je m’intéresse aux possibilités de variété qu’offre une cellule primitive.
« Ce qui me plaît, c’est de comprendre le processus de recherche propre à la science et de le transposer musicalement. Je dis souvent que je compose avec un microscope. » Enno Poppe
Vos œuvres s’inspirent souvent de processus scientifiques…
E.P. : Je ne cherche pas à traduire la science en musique. Ce qui me plaît, c’est de comprendre le processus de recherche propre à la science et de le transposer musicalement. Je dis souvent que je compose avec un microscope.
Dans Drei Arbeiten, vous alliez la voix du baryton au cor, aux percussions et au piano. Quel type d’écriture vocale développez-vous ?
E.P. : Drei Arbeiten est extrait de mon opéra Freitag, basé sur l’histoire de Robinson Crusoé. Dans cet air, je me suis inspiré du traitement de la voix propre à la musique coréenne. Dans ce pays, les chanteurs utilisent pour chaque note un vibrato différent (à la fois par son ambitus et son tempo). On est loin de notre tradition, où chaque note est vibrée à l’identique. Dans cet air, il y a peu de texte, mais surtout des ornements sur les syllabes.
Le travail avec les voix est très présent dans la démarche de 2e2m…
P.R. : Pour ce concert, nous collaborons de nouveau avec les Neue Vocalisten de Stuttgart, avec qui nous avons créé en 2006 la Cantate n°1 de Bruno Mantovani au Festival Musica. Outre la pièce de Poppe, il y aura aussi une création de Lucia Ronchetti, Le voyage d’Urien. Ce sera une pièce théâtralisée, abordant les problèmes psychanalytiques. On entendra également une œuvre de Claude Vivier, un compositeur malheureusement mort très jeune, à l’âge de 34 ans, qui était un ami de Paul Méfano, le fondateur de 2e2m.
Enno Poppe, vous présentez cette saison une nouvelle version de votre pièce Scherben. Partagez-vous l’idée de « work in progress » chère à Boulez ?
E.P. : Pas du tout ! Quand une pièce est finie, je n’y touche plus. Pour moi, la structure est trop importante pour poursuivre indéfiniment une œuvre. En ce qui concerne Scherben, les modifications concernent seulement le choix des instruments. Pour 2e2m, l’œuvre sera donnée uniquement avec des instruments à vent. Dans cette pièce, j’ai souhaité créer une structure très rigide (basée sur le nombre 11, avec 11 musiciens, et 121 sections, soit 11×11) tout en confiant des solos virtuoses aux instruments. Scherben, cela signifie un verre qui se brise. J’ai essayé de transposer cette image d’éclatement très énergique.
« Ce qui est particulièrement intéressant chez Enno, c’est qu’on oublie cette perfection de la construction pour ne percevoir que la poésie globale. Il n’y a aucune froideur dans ce souci de la structure. » Pierre Roullier
Pierre Roullier, êtes-vous sensible à cette précision de la structure chez Enno Poppe ?
P.R. : L’élaboration mathématique de la musique est très ancienne. Bach le faisait déjà dans ses œuvres. Au XXème siècle, on s’est mis à analyser le son de manière scientifique. Mais ce qui est particulièrement intéressant chez Enno, c’est qu’on oublie cette perfection de la construction pour ne percevoir que la poésie globale. Il n’y a aucune froideur dans ce souci de la structure. Quand j’ai demandé à Enno quel était le compositeur avec qui il avait envie de voir sa création associée, il m’a répondu : Carl Philip Emmanuel Bach. Ce compositeur a été l’un des premiers à casser la régularité baroque : ses phrases sont en trois, cinq ou sept mesures.
Salz est écrit pour un effectif très varié. Comment travaillez-vous l’instrumentation de vos pièces ?
E.P. : Il s’agit en l’occurrence de l’effectif de l’ensemble Mosaik de Berlin, dont je suis le chef d’orchestre. Quand j’écris une pièce, je pense toujours aux musiciens qui vont la jouer. J’ai davantage appris avec les instrumentistes que j’ai côtoyés qu’avec mes professeurs de composition. Dans Salz, j’emploie par ailleurs un synthétiseur, car celui-ci permet de jouer les quarts de ton plus rapidement que ne peut le faire un instrument « normal ».
Y a-t-il un profil particulier du musicien spécialisé en musique contemporaine ?
P.R. : Dans le répertoire « classique », la musique est « derrière » l’interprète. Alors que dans la création contemporaine, la musique est « devant » l’interprète, il va la chercher. On retrouve cette même attitude parmi les musiciens sur instruments anciens qui apportent un regard neuf sur le répertoire baroque.
Quel rôle doit jouer la création musicale dans notre société actuelle ? Le compositeur doit-il s’engager sur les questions politiques ?
E.P. : La position artistique est une position politique. La musique, comme d’autres formes artistiques, va à l’inverse du culte actuel du divertissement. Cela apporte une façon différente de penser, éloignée des impératifs économiques.
P.R. : En France, notre budget vient essentiellement des fonds publics. Nous avons donc une vraie mission de service public. C’est pour cela que 2e2m mène des actions vers les jeunes publics et vers les populations en difficulté sociale. Il faut toutefois faire attention à ne pas être « récupéré » par les politiques.
E.P. : L’art et l’actualité sont deux choses distinctes. Il n’y a pas le même rapport au temps. Si je fais une « symphonie contre la crise », le temps que je l’écrive, elle ne sera sans doute plus d’actualité !
Comment expliquez-vous la frilosité d’un certain public pour la musique contemporaine ?
E.P. : Pour ma part, je n’ai jamais eu de difficultés avec cette musique. A l’âge de dix ans, j’écoutais déjà du Stockhausen. Mais par contre, je remarque que certaines personnes sont moins habituées à ce répertoire. Avec mon ensemble, j’ai imaginé des formules de concerts un peu particulières. A Hambourg, nous avons ainsi joué une pièce contemporaine une première fois : le public était alors un peu mal à l’aise. Puis, nous avons discuté, expliqué la pièce, avant de la jouer une deuxième fois. A ce moment-là, les spectateurs ont davantage apprécié. En outre, je constate que les festivals de musique contemporaine obtiennent de beaux succès publics alors qu’il est difficile à Berlin de fidéliser une audience pour une saison de concerts.
P.R. : Il est effectivement essentiel de donner des clés au public. A Paris, nos concerts sont pleins. Il est vrai qu’ils sont gratuits, pour la simple raison qu’ils se déroulent au Conservatoire et que nous ne pouvons pas faire d’entrée payante dans ce lieu. Par ailleurs, la gratuité rejoint la dimension de service public que je viens d’évoquer. Une étude en France a montré qu’il y a en moyenne plus de personnes dans la salle pour un concert de musique contemporaine que pour une représentation de théâtre.
E.P. : Cela dépend aussi des musiciens. Longtemps, les instrumentistes d’orchestre rechignaient à jouer de la musique contemporaine. Et quand ils en jouaient, ils le faisaient de manière tellement ennuyeuse que, logiquement, le public s’ennuyait. Mais les choses évoluent. Les musiciens sont aujourd’hui plus ouverts. Malheureusement, le problème avec les orchestres est maintenant le manque de répétitions qu’ils consacrent aux programmes de création.
En voyant l’exemple d’Enno Poppe qui est à la fois compositeur et chef d’orchestre, n’êtes-vous pas tenté, Pierre Roullier, par la composition ?
P.R. : J’ai écrit trois musiques pour le Théâtre de la Colline et j’ai arrangé Paillasse de Leoncavallo pour violon, contrebasse et accordéon. Mais c’était presque des blagues ! Je l’ai fait par défi, j’ai écrit « à la manière de ». Je suis fasciné par les compositeurs qui créent leur propre univers.
E.P. : J’écris de la musique pour une raison simple : la musique que je veux écouter n’existe pas !
Alors que les courants d’écriture sont extrêmement diversifiés, quel état des lieux faites-vous de la création musicale ?
P.R. : Les compositeurs qui ont 30 ans aujourd’hui ont grandi avec un tout autre univers sonore que leurs aînés. Ils connaissent le rock, les musiques du monde… et cela les influence. Il n’y a plus le mouvement de réaction qui présidait à la création après la Seconde Guerre Mondiale. Ce que je remarque également, c’est que les jeunes compositeurs ont davantage envie de communiquer avec le public.
Enno Poppe, quels sont vos projets en dehors de 2e2m ?
E.P. : Ce mois-ci, l’une de mes pièces est créée par l’Ensemble Musikfabrik avec live-électronique. C’est une œuvre un peu nostalgique du Stockhausen des années 60 mais avec les techniques informatiques actuelles ! L’année prochaine verra la création d’une partition pour quatre quatuors à cordes, et pour 2011, je projette d’écrire une pièce pour une vielle chanteuse d’opéra où j’interrogerai la mémoire de cette voix. Enfin, avec Musikfabrik, je conçois un concert durant lequel les musiciens improviseront et moi, en les dirigeant, je structurerai leurs motifs.
Après Enno Poppe, quels seront les prochains compositeurs en résidence à 2e2m ?
P.R. : En 2010, ce sera au tour de Dmitri Kourliandski d’être en résidence. Ce compositeur russe travaille particulièrement sur la notion de saturation sonore, à l’instar d’un Frank Bedrossian, mais avec un souci très fort de la dramaturgie. C’est l’exaltation des sentiments, dans la grande tradition russe. Et en 2011, place à Ramon Lazkano, un compositeur basque qui possède un grand sens de la couleur instrumentale.
Propos recueillis par Antoine Pecqueur
Où et quand entendre les œuvres d’Enno Poppe jouées par 2e2m :
27/XI/95 : le 13 janvier à 18h30 au C.D.M.C. de Paris et jeudi 19 mars à 20h au Conservatoire de Paris (C.R.R.).
Drei Arbeiter et Scherben : le 15 janvier à 20h au C.R.R. de Paris.
Thema mit 840 Variationen : le 1er février à 15h à l’Orangerie de Soisy-sous-Montmorency et le 19 mars à 20h au C.R.R. de Paris.
Salz : jeudi 14 mai à 20h au C.R.R. de Paris.
Tous les concerts sont à entrée libre.