Esclavage moderne
Codirectrice du Théâtre des Quartiers d’Ivry, Elisabeth Chailloux est à l’origine du « petit triptyque de la dévoration » qui célèbre aujourd’hui l’écriture de Marie NDiaye. Elle met en scène Hilda, une pièce sur la dimension sociale du langage et sur la solitude, dans laquelle elle interprète le rôle de Mme Lemarchand.
Quel a été le point de départ de ce projet de triptyque ?
Elisabeth Chailloux : L’idée est née la saison dernière, lors d’une série de trois mises en espace programmées dans le cadre des actions que nous effectuons autour de la découverte des écritures contemporaines. Rien d’humain, Les Serpents et Hilda ont ainsi été une première fois présentées au public, et devant le succès remporté par ces trois contes cruels, nous avons décidé de les mettre en scène. Marie NDiaye, c’est un grand style. Avec sa venue à l’art dramatique, qui est assez récente, c’est un véritable météore qui déboule dans le paysage théâtral français. C’est rarissime une nouvelle écriture ! Quand cela arrive, on a envie de tout arrêter et de la mettre à l’honneur.
Rien d’humain, Les Serpents et Hilda ont en commun le thème de la dévoration…
E. C. : Oui, comme si les relations humaines étaient de l’ordre du cannibalisme, ou du vampirisme. Cette métaphore est au cœur de l’écriture de ces trois pièces : manger ou être mangé, posséder ou être possédé. Si on s’en tient à cette vision des rapports humains, l’autre est un criminel dangereux. Le lieu privilégié de cette dévoration est la maison : c’est dans la famille que l’on se mange le mieux ! L’écriture de Marie NDiaye est une très grande écriture tragique, au sens grec du terme. A travers elle, la famille devient le cadre de tous les crimes. On pense aux Atrides, aux Labdacides…
Parmi les pièces de ce triptyque, pourquoi avoir choisi Hilda ?
E. C. : A cause du personnage de Mme Lemarchand. J’ai toujours été captivée par les figures de vampire, par leur tristesse absolue. Or, cette femme de province malade de solitude est un véritable vampire. Elle a quelque chose de mort en elle. Pour survivre, elle ne peut plus que se nourrir de la vie des autres : elle a besoin de dévorer Hilda. Mme Lemarchand est une bourgeoise de gauche, humaine, décontractée. Mais sa névrose bourgeoise va rencontrer sa solitude. Elle n’arrive pas à aimer ses enfants. Elle tente de combler l’immense vide qu’il y a dans sa vie en employant Hilda, en faisant d’elle sa prisonnière. Hilda travaille, mais elle refuse de parler. C’est sa seule défense possible.
« J’ai toujours été captivée par les figures de vampire, par leur tristesse. »
Considérez-vous cette pièce comme une œuvre essentiellement politique ?
E. C. : Oui, Hilda révèle une analyse politique extrêmement fine. Elle place la notion du langage au centre de ses enjeux. Car c’est par le langage que Mme Lemarchand va dévorer M. Meyer, le mari d’Hilda venu pour tenter de récupérer sa femme. Cet ouvrier précaire n’a pas les mots pour se battre, il ne possède pas le vocabulaire pour répondre. A travers cette confrontation sociale, on se rend vraiment compte que les insuffisances de langage sont une forme d’exclusion terrible.
Cette pièce est-elle, d’après vous, une attaque contre les classes dirigeantes ?
E. C. : Non, ce n’est pas une attaque, c’est un film d’horreur ! Un film d’horreur très réaliste… Marie NDiaye peint un portrait terrifiant : celui de la société dans laquelle nous vivons, une société qui rend l’esclavage moderne possible. En tant que précaires, les Meyer n’ont pas les moyens de dire non, ils se font donc exploiter. Politiquement, c’est d’une intelligence incroyable de mettre en parallèle la situation sociale des personnages et la maîtrise du langage. Hilda, c’est : « Fais-moi entendre la façon dont tu t’exprimes et je te dirai qui tu es ». Le langage est plus significatif que les vêtements, la voiture ou même l’appartement. Il dit exactement où chacun d’entre nous se trouve dans la société.
Corinne, la sœur d’Hilda, parvient pourtant à dire non…
E. C. : Oui, car heureusement, même chez les pauvres, il y a une possibilité de révolte. Après avoir brisé Hilda, après avoir cassé son jouet, Mme Lemarchand essaie de s’attaquer à Corinne. Mais ça ne fonctionne pas. Car même avec ses mots de précaires, la sœur d’Hilda parvient à se rebeller, à chasser le vampire. Elle lui dit « crève », et ça c’est un mot que tout le monde comprend !
Propos recueillis par Manuel Piolat Soleymat