La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Eugenio Barba

Eugenio Barba - Critique sortie Théâtre
© Fiora Bemporad

Publié le 10 février 2012 - N° 195

Un Théâtre du Désordre

Evénement : l’Odin Teatret dirigé par Eugenio Barba est accueilli au Théâtre du Soleil. Créé en Norvège en 1964 avant de s’installer au Danemark deux ans plus tard, l’Odin Teatret, laboratoire de création théâtrale, creuset de communion humaine et de diversité culturelle, présente La Vie chronique (2011), qu’il dédie aux journalistes et militantes russes Anna Politkovskaïa et Natalia Ermirova, assassinées en 2006 et 2009. 

Quel point de départ ou quelles forces ont suscité la création de La Vie chronique ? Comment a mûri le spectacle à partir de cette première impulsion ?
 
Eugenio Barba : C’est difficile de décrire la richesse d’un groupe théâtral dont les membres ont travaillé ensemble 47 ans. Mais c’est encore plus difficile d’imaginer la fantaisie et l’effort nécessaires pour se surprendre réciproquement dans le travail et ne pas sentir un goût de déjà-vu. Je me demandais si mes acteurs et moi étions encore capables de faire un spectacle, je ne pensais ni à une pièce particulière, ni a une histoire où à un thème. Je voulais simplement éprouver si nous pouvions actionner cette dynamique de relations et de découvertes, avec cette enivrante sensation qui s’ensuit, dans le processus des répétitions, pour arriver à un résultat qui touche le spectateur. Nous avons commencé par une improvisation et l’avons approfondie et transfigurée pendant un mois. Nous avons compris que cela avait encore un sens pour chacun de nous de faire naître et grandir quelque chose ensemble. Nous y trouvions du plaisir en dépit des difficultés et des impatiences mutuelles. Nous avons récupéré, dans le calendrier de nos activités, des périodes que nous avons dédiées aux répétitions sans savoir quel spectacle en émergerait. Nous savions seulement que nous avions pénétré dans une zone que nous ne dominions pas intellectuellement. Ainsi est née La vie chronique au cours de quatre ans, en répétant au total huit mois.
 
Dans quel univers vivent les personnages du spectacle ?
 
E. B. : Mon désir était de suivre une piste qu’aucun d’entre nous ne serait capable de reconnaître. Par exemple le futur. C’est délirant de vouloir le prévoir. Je cherchais la manière d’utiliser mon expérience de façon insensée, non pas comme quelqu’un qui est lesté de cinquante ans de connaissances, conscient que son savoir lui a fait perdre son état d’innocence. Ainsi La Vie chronique  se passe en 2031, après la seconde guerre civile européenne, dans un paysage où l’espoir recommence à briller dans les yeux des gens. Différentes conditions humaines s’entremêlent simultanément, des destins d’individus disparates vivant au Danemark et en Roumanie, dans le pays basque ou dans les îles Féroé, tandis qu’un jeune garçon colombien parcoure l’Europe à la recherche de son père mystérieusement disparu, et qu’une veuve tchéchène trouve un abri dans notre continent qui sort de la catastrophe. Le défi au théâtre est de faire halluciner le spectateur, de lui faire croire que la littéralité qu’il voit est tout autre chose : l’actrice déjà un peu fanée et avec quelques kilos de trop – qui prétend s’appeler Ophélia – disparaît graduellement et le spectateur plonge dans un autre état de conscience – une réalité bien concrète qui s’alimente du dialogue avec son intimité, son propre passé, ses peurs, nostalgies, croyances. On peut appeler ça la magie de l’acteur.
 
« Au théâtre le Désordre est le corps-à-corps du spectateur avec une situation qu’il est incapable de maîtriser rationnellement »
 
A quels forme ou éclat de vérité ou de réel aspirez-vous dans vos spectacles ?
 
E. B. : Nous tous avons vécus des situations tragiques, mais même dans ces moments nous avons ressenti soudain une joie incompréhensible en dépit du désespoir. C’est comme si un aspect était le frère jumeau de l’autre. C’est le mystère terrible et fascinant de la vie. Tu te sens immensément heureuse, et en même temps quelque chose à l’intérieur de toi t’afflige. Tu as envie d’hurler de désespoir, et tu éclates de rire. Pirandello appelait cela umorismo, le sentiment du contraire : la perception simultanée du double – le ridicule devient sérieux, la cruauté se transforme en tendresse. Moi je l’appelle Désordre, le souffle d’une énergie qui me secoue, me désoriente et rend caduques toutes mes justifications.
 
Quel Désordre pouvez-vous provoquer chez le spectateur avec ce spectacle ?
 
E. B. : Le Désordre, dans la vie des humains, est l’ébranlement des catégories de compréhension habituelles face à des événements soudains. Nous le connaissons très bien au niveau personnel. L’homme que tu aimes et en qui tu as une confiance absolue te trompe avec ta meilleure amie. La personne que tu aimes est emportée par un cancer du cerveau. Tu perds ton travail… La terre sous tes pieds se met à danser, une rafale de questions sans réponses s’agite à l’intérieur de toi. La littérature et l’histoire sont remplies de ces moments de Désordre : Joseph K. l’a vécu quand on l’emmenait à l’exécution, et les protagonistes de la Révolution d’Octobre l’ont vécu quand la police secrète de Staline les arrêtait pour les torturer et les faire disparaître. Au théâtre le Désordre est le corps-à-corps du spectateur avec une situation qu’il est incapable de maîtriser rationnellement, qui le déchire sans qu’il puisse l’appréhender avec ses critères analytiques.      
 
 
En quoi le travail de l’Odin Teatret est-il « rébellion et transcendance » ?
 
E. B. : Ce sont des « grands » mots et on est gêné de les utiliser. J’en parle en sourdine dans mon livre sur la mise en scène, Brûler la maison, et ils se réfèrent à moi-même, à mes propres nécessités personnelles. Je me demande comment maintenir un état de rébellion contre ma naturelle entropie, ma tendance à me laisser aller à des compromis et à m’adapter à la petitesse et au bon sens pragmatique dans lesquels le métier théâtral nous fait glisser jour après jour. La rébellion est le désir inassouvi de ne pas vieillir dans son esprit, de le garder naïf et rimbaldien, proche de l’anarchie de l’enfance et des rêves de l’adolescence. A cet âge-là on croyait à des choses qui nous étaient essentielles, qui étaient au-dessus de nous – la transcendance justement. Sans des “superstitions“ personnelles, sans une mythologie qui m’appartient et qui ne respecte pas celle de mon temps et de mon métier, je risque de devenir aveugle et de perdre de vue l’Etoile qui indique mon propre chemin.
 
Propos recueillis par Agnès Santi


La Vie chronique, mise en scène et dramaturgie Eugenio Barba, du 8 au 19 février du mercredi au samedi à 20h30, le dimanche à 15h30, au Théâtre du Soleil, Cartoucherie, 75012 Paris. Tél : 01 43 74 24 08. A lire : Brûler sa maison, origines d’un metteur en scène Eugenio Barba (éditions L’Entretemps). Stage à L’ARTA du 8 au 12 février.

A propos de l'événement


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