Après La Connerie et La Panique, Élise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo créent L’Entêtement et reprennent La Paranoïa de l’auteur et homme de théâtre argentin Rafael Spregelburd. L’Entêtement est le dernier des sept volets de l’Heptalogie de Hieronymus Bosch. Un nouveau rendez-vous cinglant avec un regard scénique actuel sur la question du langage.
« La pièce pose la question de la valeur politique et poétique d’une langue. »
Les quatre pièces que vous avez montées de l’Heptalogie de Spregelburd correspondent-elles chacune à un péché propre à nos sociétés contemporaines ?
Élise Vigier : Chaque pièce est déclinée en miroir avec un péché capital : La Connerie relève de l’avarice, La Panique de la paresse d’avoir une vie spirituelle, La Paranoïa relèvede la gourmandise, du trop-plein d’histoires, et L’Entêtement de la colère. Le dramaturge finit ainsi sa recherche par la colère.
Marcial Di Fonzo Bo : L’action se passe à la veille de la défaite de la guerre civile espagnole en 1939, dans une petite ville située à la périphérie de Valence. Ce qui s’est passé à Valence est précis historiquement et n’a rien à voir avec la Guerre civile vécue à Barcelone, qui faisait l’expérience de la fracturation de la gauche. Spregelburd a le goût du déplacement. C’est donc la veille de la défaite où chacun vit les derniers jours de la Guerre sans le savoir. L’action se situe dans la maison du commissaire du village, ce qui est un déplacement encore puisque l’art et la littérature analysent le plus souvent la Guerre civile du côté des rouges et des rebelles des Brigades internationales. Dans L’Entêtement, on est chez les fascistes, chez ceux qui gagneront la partie et resteront en place.
Élise Vigier : Le commissaire est le personnage principal ; il a deux filles, peut-être trois. C’est un personnage fabuleux car à sa casquette de commissaire s’ajoute celle de linguiste forcené. Il a travaillé toute sa vie pour l’invention d’une langue qui puisse réunir toutes les langues. Il est en contradiction avec son personnage de commissaire d’un gouvernement fasciste avec ce projet profondément humaniste – composer une langue commune à tous les peuples, mais en éradiquant forcément certains mots et certaines langues…
M. F. B. : Ce projet humaniste touche d’une certaine façon au totalitarisme. C’est la question du langage, le cœur même de l’œuvre de Spregelburd qui est déclinée, comme dans les autres pièces, mais différemment. À quoi sert le langage ? Comment la définition de l’identité peut-elle être posée par rapport à un peuple ? L’idée de nation se conjugue avec le nationalisme et peut emporter une guerre. Tout s’est passé au lendemain de la défaite et à la prise de pouvoir de Franco qui imposa pendant quarante ans le castillan comme langue nationale officielle. Les personnages s’expriment en valencien, qui n’est pas exactement le catalan de Barcelone. La pièce pose la question de la valeur politique et poétique d’une langue.
E. V. : Il y a également dans la pièce un personnage autre, un écrivain, qui pose la question de la langue comme art poétique. L’auteur décline cette question de manière fractale, à partir de divers endroits.
Spregelburd invente dans la démesure une forme théâtrale qui est une partition ludique et fantastique pour les acteurs. Que raconte L’Entêtement ?
M. F. B. : La pièce se passe en trois actes ; le premier dans le salon commence à 17h et se termine à 18h15. Au second acte, on remonte le temps pour assister à ce qui se passe dans la chambre d’une des filles du commissaire, pendant le même laps de temps. Et enfin au troisième acte, la même tranche horaire est vécue depuis le jardin. L’histoire s’agrandit et se boucle en fonction de ce qui se passe dans la pièce d’à côté, que le spectateur découvre plus tard. Grâce à l’extrême fluidité de la langue, l’auteur s’amuse à décliner des « manières » littéraires à la Garcia Llorca, à la Tchékhov… Les histoires romanesques de ce village ont trait au pouvoir du commissaire, aux intérêts économiques des voisins, à leurs dénonciations et aux petits arrangements sentimentaux. Ce théâtre politique et poétique est ludique et généreux, tout passe par le jeu. L’espace est inspiré du peintre catalan Tapiès, un lieu abstrait, une maison un peu brûlée, et la théâtralité naît des lectures multiples de la pièce, avec humour. Au Festival, le spectateur a le loisir de voir, en alternance et avec les mêmes comédiens, La Paranoïa, une fiction projetée dans un avenir turbulent et tonitruant, et L’Entêtement, une fiction qui fait retour à nos années 40. Voilà l’un des vrais bonheurs du théâtre.
Propos recueillis par Véronique Hotte
Festival d’Avignon. L’Entêtement, de Rafael Spregelburd ; mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo et Élise Vigier. Du 8 au 15 juillet à 22H ou 14H. Salle de spectacles de Vedène. La Paranoïa, de Rafael Spregelburd ; mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo et Élise Vigier. Du 9 au 15 juillet 2011. Salle de spectacles de Védène. Tél : 04 90 14 14.