L’Histoire du Soldat
Omar Porras et ses compagnons masqués [...]
Bernard Sobel met en scène la première pièce du jeune Christian Dietrich Grabbe (1801-1836) avec une subtile maîtrise et une amplitude universelle. Un maelström dont le désespoir tonne comme une alerte.
Comme le signifie la très belle scénographie de Lucio Fanti, il y a non pas quelque chose de pourri dans cette société humaine, il y a pire. Il y a un renversement du bien et du mal, un assèchement et un crépuscule qui laminent les pulsions de vie, annihilent l’amour et répandent le sang. Ceux qui imaginent qu’avoir un idéal en ligne de mire protège de la brutalité et de la banalité du mal sont amenés à revoir leur position : le jeune Christian Dietrich Grabbe, qui écrivit ce texte à 21 ans, livre une démonstration implacable, pleine de fureur et de vengeance, jusqu’à parfois l’extravagance et le grotesque. Nulle fatalité divine à l’œuvre, nul secours de la métaphysique ou de l’éthique : la tragédie est le fait des hommes et des chemins du mal qui les emportent. L’outrance n’empêche pas de faire écho au réel : ce dévoilement cinglant et ce surgissement meurtrier de la haine rappellent l’Histoire et notre présent même. Bernard Sobel, qui a déjà mis en scène deux autres textes de cet auteur méconnu, admiré par Heine, Brecht et Jarry, – Napoléon ou les Cent-Jours (1996) et Hannibal (2013) -, reconnaît en lui « son contemporain, “absolument moderne“ comme Rimbaud ». Au départ de la pièce, un affrontement militaire entre Suédois et Finnois qui débarquent sur la côte baltique, bataille qui se prolonge par la confrontation entre Berdoa, « nègre » et général en chef des Finnois, et la lignée du Duc de Gothland, proche du Roi de Suède, fratrie de trois bientôt réduite à un seul. Ivre de haine et de vengeance contre les Européens, Berdoa complote afin de décimer les Gothland, qui l’ont martyrisé. « Les Blancs m’ont traité en bête sauvage, eh bien soit, je veux être une bête ! » dit-il.
Abandon de la foi en l’humanité
Théodore, Duc de Gothland, frère aimant, époux attentionné, tombe dans tous les pièges et devient naïvement l’instrument d’une haine féroce et d’un anéantissement impitoyable. Dans le rôle de Berdoa, Denis Lavant porte la pièce et prouve une fois de plus son exceptionnel talent, qui révèle toute la complexité de son personnage, toute l’énergie de sa démesure et de son entêtement. Matthieu Marie peine parfois à donner le change et campe un Théodore Gothland un peu lisse. L’oeuvre explore l’absence de repères et de fondements, la puissance de la discorde, et dépasse cette dualité éprouvée entre dominant et dominé (leitmotiv d’ailleurs aujourd’hui servi à toutes les sauces comme l’alpha et l’oméga de l’explication géopolitique, et autres). Avec maîtrise et subtilité, Bernard Sobel parvient à construire une mise en scène remarquablement équilibrée de ce texte impétueux, laissant poindre ça et là le grotesque et la farce. Unique personnage féminin, l’épouse de Théodore sera victime collatérale. Avec une belle équipe de comédiens, l’irruption fracassante du chaos se déploie sans faillir, servie aussi par les lumières de Vincent Millet, et le son de Bernard Vallery, qui joue de multiples résonances. Un naufrage qui invite à réfléchir sur les possibilités de sauvetage, si possible…
Agnès Santi
Théâtre de l’Épée de Bois, La Cartoucherie, route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris. Du 7 septembre au 9 octobre 2016. Du mardi au samedi à 20h30 ; le dimanche à 16h. Tél. : 01 48 08 39 74. Durée : 3h.
Omar Porras et ses compagnons masqués [...]