Auteur du Manifeste pour une autre économie de l’art et de la culture, Philippe Henry, chercheur en sociologie économique du spectacle vivant, défait quelques idées toutes faites, dénonce divers préjugés et milite pour un changement de modèle. Il prône aujourd’hui « une reconsidération de notre conception de l’art et de son rôle dans notre société »
« Faire des « mondes de l’art » une priorité d’investissement pour porter un projet de société à part entière. »
En quels termes parleriez-vous de crise culturelle ?
Philippe Henry : Je préfère, au terme de culture, emprunter au sociologue américain Howard Becker, l’expression « mondes de l’art », sachant que ce ne sont pas des mondes à part, à la marge des enjeux de notre société contemporaine. Je soutiens au contraire qu’en raison de leur pertinence spécifique, leur capacité de structuration et de reconfiguration symbolique, et qu’au regard des défis qui sont les nôtres en ces temps de bascule de civilisation, ils sont au cœur du propos. Or ni cette spécificité ni cette priorité ne sont reconnues. L’absence remarquable de la question de la place de l’art et de la culture dans les débats à l’occasion de la dernière campagne présidentielle était éloquente. On en reste à un consensus généralisé sur les valeurs. Au mieux reconnaît-on la nécessité d’une reconsidération générale de nos modes de gouvernance, et celle de nettes adaptations des modes d’accompagnement et de régulation de ces « mondes de l’art », désormais constitués en véritables secteurs d’activité (professionnalisation croissante, industrialisation des filières de production, financiarisation…), et parallèlement confrontés à un essor inédit tant en quantité qu’en diversité des pratiques artistiques. Mais les résistances sont considérables dès lors qu’il s’agit d’envisager une autre façon de percevoir et de faire.
Quels remèdes préconiseriez-vous ?
P.H : Accepter de ‘désidéaliser ‘ notre conception héritée de l’art est un préalable. On en est encore à Malraux, alors que face aux mutations considérables de notre monde, il faudrait générer une véritable alternativestructurelle, sur la base d’une analyse socio-économique précise. Il faut se battre non pas pour l’exception culturelle, non pas pour sortir l’art et la culture de l’économie, mais pour inventer un modèle neuf fondé, de nouveau, sur la priorité du symbolique, un modèle à la hauteur des enjeux de nos sociétés actuelles dans lesquelles « les mondes de l’art » sont devenus des terrains d’investissement (au sens le plus large) majeurs. La question de la définition des modalités opérationnelles passe d’abord par cette analyse : « les mondes de l’art » relève d’une économie dite, avec le sociologue Lucien Karpik, « des singularités ». En produisant des « biens singuliers », elle échappe largement à la règle qui veut que chaque produit puisse, en situation de concurrence, se différencier par un prix. C’est une économie de la notoriété : les ressources vont à celui qui a le plus de notoriété, et en ce sens, c’est l’une des économies les plus inégalitaires qui soient. Ce qui induit un problème majeur : celui de la régulation. De toutes ces carences dessinées en creux le spectacle vivant est exemplaire, lui dont le développement se réalise toujours davantage grâce aux lieux artistiques et culturels non labellisés par le ministère de la Culture.
Que faites-vous de la question des moyens ?
P.H : Suffit-il de mettre plus de moyens ? La réponse est clairement non. Il ne suffit pas de prolonger le modèle. Il faut en changer. Sans un nouveau mode de développement artistique et culturel, sans une nouvelle régulation économique, adaptés aux enjeux culturels du XXIème siècle, toute la force et l’énergie de notre héritage, favorable à l’essor de la dimension artistique dans sa propension à ouvrir le champ symbolique et à créer du lien, seront perdues. Et en changeant de modèle, tout aussi clairement, je réponds oui, il faudrait mettre plus de moyens, faire des « mondes de l’art » une priorité d’investissement pour porter un projet de société à part entière dans ce contexte qui est aujourd’hui le nôtre. S’agissant des moyens, la vraie question est : sommes-nous prêts à reconsidérer notre conception de l’art et son rôle dans notre société ?
Propos recueillis par Marie-Emmanuelle Galfré