La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Carole Thibaut

Carole Thibaut - Critique sortie Théâtre
Carole Thibaut

Publié le 10 mars 2008

Le courage de tuer

Dix ans qu’ils ne s’étaient pas vus, que le temps avait fait semblant de cautériser les violences d’enfance. Ce soir-là, le père, vieilli, malade et condamné, débarque chez sa fille, la quarantaine sèchement hissée sur la réussite sociale. Il faudra que l’alcool dilue lentement l’acide des mots, que jaillissent les salissures du passé sur le blanc immaculé du parquet, pour que la parole s’échappe enfin. Dans Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars, l’écrivaine et metteuse en scène Carole Thibaut continue d’ausculter les nœuds douloureux de la filiation.

Avec le couteau le pain, pièce écrite en 2004, raconte l’histoire de « La Gamine », subissant la violence du père et l’indifférence de la mère. Est-ce une suite ?
Les deux pièces, écrites à trois ans d’intervalle, sondent en effet les relations père-fille. L’articulation pourtant ne s’est révélée qu’au fil de l’écriture. Peut-être « La Fille » est-elle « La Gamine », que l’on retrouve trente ans plus tard ? En fait, Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars est né de la lecture de La Force de tuer, du suédois Lars Norèn, où le fils tue le père pour se défaire des attaches de cette étouffante filiation et pouvoir exister. Comment un tel acte résonnerait-il avec une fille ? Dans la littérature dramatique, la fille apparaît habituellement comme une figure de compassion, de tendresse… un bâton de vieillesse. J’avais envie d’interroger ces stéréotypes et la haine filiale du point de vue féminin.
 
 « Les rapports filiaux sont fabriqués d’un tissu de liens, serrés, ténus, contradictoires, où se mêlent amour et haine, attirance et répulsion, fascination et mépris. »
 
Peut-on faire le deuil des souffrances d’enfance ?
Femme dure, asséchée, La Fille s’est construite contre le père, donc par rapport à lui. Pour ou contre, la problématique reste semblable : comment se construire et exister pour soi ? Electre, qui voue un amour inconditionnel à Agamemnon, connaît la même impossibilité. Les rapports filiaux sont fabriqués d’un tissu de liens, serrés, ténus, contradictoires, où se mêlent amour et haine, attirance et répulsion, fascination et mépris. Les attaches nous portent autant qu’elles nous empêchent. Ces retrouvailles ratées avec le père permettent à La Fille de renouer avec une part d’elle-même qu’elle avait gommée.
 
Vous posez aussi, d’une certaine manière, la question du pardon…
La Fille, qui évoque les coups qu’elle a reçus dans son enfance, voudrait que le père demande pardon. Il ne comprend pas, notamment parce qu’il dénie ces violences et les considère comme des corrections nécessaires à l’éducation. Plus que le pardon, l’important est que les choses soient dites.
 
Il ne cesse de lui dire qu’elle est comme lui… Est-ce là une manifestation du fatum ?
Le thème de la lignée condamnée, essentiel dans la tragédie grecque, me semble intimement lié à la question de la transmission familiale, avec son poids de secrets vénéneux et de haines macérées qui pèse de génération en génération. Comment échapper à la malédiction du destin ? La mécanique tragique ne repose pas ici sur une transcendance : la fatalité n’est pas perpétuée par les dieux, mais par les forces qui nous agissent, qui nous meuvent et nous détruisent. Y échapper, c’est arracher les racines du mal en soi, donc s’arracher à soi.
 
La violence, au cœur de la famille, revient comme un thème entêtant sous votre plume…
La famille, comme le couple ou les espaces de l’intime, offre une loupe sur les relations humaines. La proximité, voire promiscuité, entre les gens, la puissance de l’affectif, l’empreinte de la mémoire familiale ou le réseau de liens passionnels décuplent la violence, latente ou manifeste, des situations. D’autant que le regard de la communauté n’a pas, en principe, à pénétrer dans la sphère privée.
 
Dans Avec le couteau le pain, vous travailliez les personnages comme des figures envisagées par le prisme du regard enfantin. Comment abordez-vous la direction d’acteur ici ?
L’univers est très différent. Le décor, dépouillé, froid, impersonnel, n’offre pas d’accroches narratives. Les acteurs portent le récit dans leur corps, trahissent l’impossibilité de dire. Sans cesse les mots, murés depuis tant d’années, cherchent à sortir et s’engouffrent dans des failles et des chausse-trappes. Maladroits, parfois ridicules, les personnages sont comme gainés, corsetés par ces paroles agglutinées au-dedans d’eux. Je travaille avec le chorégraphe Philippe Ménard pour dessiner dans l’espace une géométrie des rapports de forces.
 
Comment jouez-vous votre rôle d’« écrivaine engagée » au Théâtre de l’Est Parisien ?
Cet engagement me passionne et me mobilise beaucoup. Je participe au comité de lecture, effectue des lectures, anime des ateliers autour de l’écriture et mène des actions auprès des publics. Ce rôle me permet d’intervenir en tant qu’écrivain, metteur en scène, comédienne et artiste engagée dans le champ sociétal, autant d’activités qui correspondent à ce que je suis.
 
Entretien réalisé par Gwénola David


Faut-il laisser les vieux pères manger seuls aux comptoirs des bars, texte et mise en scène de Carole Thibaut, du 19 au 29 mars puis du 7 au 25 avril 2008, à 20h30, sauf mardi, jeudi et samedi à 19h30, relâche dimanche, au Théâtre de l’Est parisien, 159 avenue Gambetta 75020. Rens. 01 43 64 80 80 et www.theatre-estparisien.net. Reprise : Avec le couteau le pain, du 1er au 5 avril 2008.

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