La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Critique

Au monde & Les Marchands

Au monde & Les Marchands - Critique sortie Théâtre Paris Odéon-Théâtre de l’Europe

Publié le 28 septembre 2013 - N° 213

L’auteur et metteur en scène Joël Pommerat creuse au cœur intime des paradoxes de la société face au travail. Envoûtant

« Là où nous avons à la fois l’obscurité et la lumière, nous avons aussi l’inexplicable. Le mot-clé de mes pièces est peut-être. » disait Beckett, dans un entretien en 1961. A sa manière, c’est aussi dans le tremblé du clair-obscur que Joël Pommerat dessine ses mondes. A la lueur des possibles. « Je cherche le réel, pas la vérité. » dit-il. Un réel qu’il cisèle dans toute sa complexité, grattant la surface plâtrée du visible pour pénétrer jusqu’au for intérieur des êtres, là où cogne l’écho violent des bruits du dehors, là où s’ébattent au corps à corps les fantômes et les rêves, les faits et gestes du jour. Son théâtre puise dans l’eau courante du quotidien pour ramasser les cailloux qui pèsent en silence sur le présent. Il parle de l’âpreté des relations familiales, des entraves du passé, du lien au travail, de la responsabilité face à nos actes, de l’incertitude d’être… de la difficulté d’exister. Et cela avec des mots simples, tellement simples, qui murmurent des histoires banales et compliquées. Au monde (2004) ouvre une réflexion sur l’aliénation au travail. Dans une riche famille d’industriels, le patriarche, entouré de ses trois filles, songe à transmettre son empire à son fils cadet, officier taciturne revenu d’une guerre lointaine. Acteurs du système capitaliste, ceux-là n’en espèrent pas moins une société où l’homme sera enfin libéré du travail. Ce huis clos feutré, ourlé de mystères et de cérémonials, tend au paroxysme la dissension entre l’utopie et le faire, l’attente et sa déception, laissant peu à peu deviner les coins ombreux d’où s’échappent désirs interdits et folles visions.

 

Une étrangeté au cœur du familier

 

Les Marchands (2006) renverse la focale. Il est ici question d’une femme sans emploi, « ensevelie sous le manque d’argent », de son amie, employée usée par la souffrance, d’une usine chimique fermée à la suite d’une explosion accidentelle, de la crainte du chômage, de l’inutilité sociale. De gens qui ne peuvent s’envisager d’identité ni d’activité hors de celles forgées dans et par le travail. Loin de faire la leçon, Joël Pommerat conçoit des situations qui révèlent les paradoxes et les contradictions nichés au cœur de chacun à l’épreuve de la vie, mais surtout les représentations qui taillent à leur mesure notre vision des choses, l’intime chevauchement de l’imaginaire et de la réalité, d’hier et d’aujourd’hui. Le décor aux lignes pures et la pénombre subtilement réglés par Eric Soyer, le son de François Leymarie, la présence à la fois naturelle et irréelle des comédiens, fidèles compagnons d’aventure d’une justesse sans faille, l’intelligence de la dramaturgie, l’exigence formelle et la précision de la mise en scène créent un univers étrange, étrangement familier. Ce théâtre-là renoue le fil entre la matérialité et l’univers mental, les vivants et les morts, mais aussi le politique, l’économie ou la réalité sociale. Il recolle les fragments de l’expérience humaine, réconcilie ce que la raison occidentale analytique a séparé. C’est par cette unité retrouvée, vécue le temps du spectacle, qu’il console. Et c’est parce qu’il agit sur nos représentations que cet art-là est profondément politique.

 

Gwénola David

A propos de l'événement

Au monde & Les Marchands
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, 75006 Paris

Jusqu’au 19 octobre 2013, en alternance. Tél. : 01 44 85 40 40. Durée : 1h45. Les pièces de Joël Pommerat sont publiées par Actes Sud-Papiers.
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