La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Alain Françon

Alain Françon - Critique sortie Théâtre
© Marthe Lemelle

Publié le 10 mars 2009

La vie telle quelle

Œuvre ultime de Tchékhov, La Cerisaie garde une aura de comédie crépusculaire et lumineuse, celle d’une société écrasée sous les pas de l’Histoire qui avance sans elle. Onze ans après une première mise en scène à la Comédie-Française, Alain Françon y revient.

« Tchékhov ne juge pas des êtres, mais restitue la vie dans ses bruissements infimes (…) et, par-delà, raconte les bouleversements profonds qui travaillent la société. »

Pourquoi revenir à la Cerisaie ?

L’écriture de Tchékhov m’intéresse de plus en plus. Elle n’établit pas de hiérarchie entre les thèmes, ne montre jamais le centre mais reste à la périphérie. C’est un théâtre « tel quel », c’est-à-dire que l’existence précède l’essence. Il ne juge pas des êtres, mais restitue la vie dans ses bruissements infimes, ses déchirures, ses joies, ses événements minuscules, et, par-delà, raconte les bouleversements profonds qui travaillent la société. Je découvre encore aujourd’hui des motifs et des résonances entre les personnages, qui trament la structure de l’œuvre. Ces liens sont essentiels pour dessiner la constellation des figures. Certains rôles fonctionnent par exemple comme les doubles clownesques des autres. Cette pièce, ultime et non pas testamentaire parce que Tchékhov ne pensait pas à la postérité de son théâtre, est d’une telle complexité… qu’il faut trouver la forme la plus simple pour toucher juste.

Tchékhov répétait que la Cerisaie était une comédie et non un drame comme son ami Stanislavski le disait. Et pour vous ?

Elle mêle intimement tragique et grotesque. D’ailleurs, la plupart des didascalies indique des humeurs, qui passent du bord des larmes aux éclats de rires. La pièce semble suivre les variations climatiques d’un homme qui s’approche de la fin. C’est une « œuvre funambule », pour reprendre l’expression de Michel Vittoz, dramaturge. D’abord parce que certains faits sont tout simplement invraisemblables. Ainsi de la première scène, où il est censé faire déjà clair à deux heures du matin. La Cerisaie chemine sur une corde raide, au-dessus des précipices que peuvent être les excès de naturalisme, de sentimentalité ou d’abstraction.


Dans une lettre à Tchékhov du 8 mai 1904, Meyerhold écrit, « votre pièce est abstraite comme une symphonie de Tchaïkovski. Et le metteur en scène doit, avant tout, y percevoir des sons ». Il évoquait également une « gaieté dans laquelle se font entendre les bruits de la mort »…

L’attention au son est primordiale et doit se situer au niveau de la phrase. En Russe, la langue se déploie comme un flux, avec des développements fluides, des staccatos, des modulations d’intensité. Or le Français ne comporte pas d’accents toniques, si bien que la traduction transcrit souvent ces variations par la ponctuation. Du coup, le texte devient psychologique avant même d’être prononcé. Nous essayons ici de l’aborder comme un matériau sonore, pour déceler les différents rythmes et marquer les intensités dans la phrase.

Comment travaillez-cette matière là avec les acteurs ?

Je leur demande de ne pas avoir d’idée a priori, ne pas écrire leur roman sur leur personnage. Nous avançons réplique par réplique, quitte à laisser surgir des contradictions. Il faut d’abord trouver le concret pour aller ailleurs. Le dessin d’ensemble naît ainsi de cette succession d’instants et apparaît dans toutes ses nuances et ses oppositions. Tchékhov ne livre ses personnages que par bribes, par la périphérie, à travers telle histoire, tel souvenir ou telle caractéristique physique. Dès qu’on veut définir un centre, on tue la pièce.

Entretien réalisé par Gwénola David


La Cerisaie, traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, mise en scène d’Alain Françon, du 17 mars au 10 mai 2009, à 20h30, sauf mardi 19h30 et dimanche 15h30, relâche lundi, au Théâtre national de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris. Rens. : 01 44 62 52 52 et www.colline.fr.

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