La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Une Chambre en Inde

Une Chambre en Inde - Critique sortie Théâtre Paris Théâtre du Soleil
Ariane Mnouchkine pendant les répétitions de Macbeth, Cartoucherie, 2014 © Michèle Laurent

Théâtre du Soleil / création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine / musique Jean-Jacques Lemêtre

Publié le 30 août 2016 - N° 246

Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil proposent leur nouvelle création collective imprégnée par le chaos du monde et inspirée par le Theru Koothu, forme traditionnelle de théâtre indien. Comme la désespérance n’est pas le genre de l’unique et brillant Théâtre du Soleil, la troupe a le courage et l’ambition de créer une comédie qui affirme la force vitale du théâtre face à la peur que génère le monde. Une expérience collective, pour nous tous. A ne pas manquer !

Quelles sont les questions soulevées par ce nouveau spectacle ?

Ariane Mnouchkine : Ce spectacle résolument contemporain aborde une question qui me hante. Comment aujourd’hui raconter le chaos d’un monde devenu incompréhensible ? Comment raconter ce chaos sans y prendre part, c’est-à-dire sans rajouter du chaos au chaos, de la tristesse à la tristesse, du chagrin au chagrin, du mal au mal ? Comment créer un objet d’art, un spectacle qui devrait plutôt pouvoir en quelque sorte borner ce chaos, s’efforcer d’en tracer les contours ou les ressorts complexes et multiples. Bref, nous rendre nos forces. De telles questions concernent le théâtre, la littérature, et toute forme d’art. Face à l’angoisse qui nous étreint, nous avons choisi la vitalité du théâtre, et le rire !

« Face à l’angoisse qui nous étreint, nous avons choisi la vitalité du théâtre, et le rire ! »

Quelle a été la genèse du spectacle ?

 A.M. : Le texte s’est écrit et continue de s’écrire au fur et à mesure des répétitions sur le plateau : c’est à nouveau de l’improvisation presque totale. La première étape de cette nouvelle création collective s’est déroulée en janvier 2016 en Inde à Pondichéry dans le cadre d’un travail effectué par notre Ecole Nomade avec une dizaine de comédiens, suivi par des répétitions avec toute l’équipe qui nous a rejoints. J’ai voulu emmener toute la troupe du Soleil en Inde – comédiens, musiciens, techniciens… – et nous avons pu bricoler ce voyage fertile. L’Alliance Française de Pondichéry nous a aidés et a mobilisé la communauté française, et beaucoup d’entre nous ont été aimablement logés. Après les attentats de novembre 2015, j’étais tellement tétanisée et indignée que j’avais hésité à partir. Je n’ai pas parlé de cette détresse et je me suis obstinée. J’ai compris qu’on travaillerait peut-être plus justement à distance sur ce chagrin et cette incompréhension. Nous avons tous été très proches les uns des autres et nous avons énormément travaillé. Ce fut aussi une manière régénérante d’affirmer la puissance de la vie et de la vie du théâtre.

« Je m’efforce de préserver une honnêteté intellectuelle pour résister aux modes idéologiques. »

Et l’Inde est une terre très particulière pour le théâtre… Est-ce un spectacle sur l’Inde ?

A.M. : Le spectacle se passe en Inde, dans une chambre en Inde, mais ce n’est pas sur l’Inde. On peut voyager beaucoup dans une chambre, et même y accueillir le monde entier ! On peut s’y confronter à une grande diversité de périples imaginaires, de métamorphoses, de rêves ou de cauchemars… Tout sauf le cynisme et la démission ! L’Inde est présente évidemment en tant que terre nourricière infinie, où tout est grand, matriciel, inspirant et exigeant. La culture indienne induit une exigence, et même une beauté quotidienne des gestes. C’est une grande chance de connaître cette facette précieuse de l’Inde lorsqu’elle tient le coup, car l’Inde sombre aussi par pans entiers dans le chaos, la laideur et la bêtise. Le spectacle rend hommage à une forme de théâtre indien que je connaissais mal, dont la découverte fut un véritable choc, le Theru koothu.

Quel est ce théâtre ?

A.M. : C’est un théâtre traditionnel Tamoul très ancien plus généralement joué par et pour les basses castes. Un cousin du Kathakali, né dans l’Etat du Tamil Nadu, qui se situe à l’extrême Sud de l’Inde. Alors que le Kathakali a gagné ses lettres de noblesse, le Theru koothu est demeuré un théâtre très populaire, qui se joue dans les villages depuis la tombée de nuit jusqu’au petit matin. J’ai été frappée par la liberté et la vitalité puissante de cette forme, qui raconte principalement des histoires issues des épopées du Mahabharatha et du Ramayana. Dans le spectacle, le Theru koothu apparaît dans toute sa vigueur et sa splendeur. Il joue ainsi un rôle très important en tant qu’exemple de la force même du théâtre, et s’affirme comme une sorte de rappel à l’ordre des lois fondamentales et ancestrales du théâtre, qui se moque de nos ondulations et nos ondoyances. Bien sûr, en 2016, tout ne peut pas être résolu par une représentation de Theru koothu. Mais ce théâtre est comme une pierre de gué pour traverser un fleuve qui déborde…

Quel est le point de départ du spectacle ?

A.M. : Une troupe de théâtre est coincée en Inde. Elle a perdu son directeur, qui, suite aux attentats, est parti car il se sentait complètement désemparé et n’avait plus de force. Ils ont dépensé tout l’argent du voyage et sont censés annoncer un projet dès le lendemain ! Le spectacle est donc la quête d’un spectacle.

Face à ce monde si complexe, les explications ne manquent pas, et peuvent être parfois aveuglées par une idéologie…

 A.M. : Je m’efforce de préserver une honnêteté intellectuelle pour résister aux modes idéologiques, car il y a des modes idéologiques à l’œuvre depuis longtemps. L’obstination à tout expliquer, pour ne pas dire excuser, peut aussi parfois conduire à une simplification biaisée. Il y a aujourd’hui dans ce monde devenu inatteignable un déchaînement du mal qui s’incarne dans des actions constantes, prévues et préméditées. Nous sommes face à un monde qui peut être compréhensible un jour, et incompréhensible le lendemain, car ce qu’on avait élaboré comme tentative d’explication s’écroule parce qu’il arrive exactement le contraire de ce qu’on nous avait affirmé avec tant de prétention. Après les attentats, j’ai été choquée et étonnée par la rapidité avec laquelle une certaine langue de bois a pris de nouveau le dessus, sans compassion, ou avec une compassion sélective. Pourtant, nous nous érigeons fortement contre une lamentation perpétuelle. Il faut savoir être heureux si possible ! Le monde actuel n’a que faire de nos plaintes, de nos désenchantements, la nostalgie ne sert à rien et nous affaiblit. Nous avons voulu surmonter nos angoisses par le rire !

Pourquoi le rire ?

 A.M. : Pour parler de la peur que ce monde engendre, nous avons choisi le comique comme une sorte d’antibiotique. Nous voulons rire de nous-mêmes, rire de nos échecs et rire de nos peurs, ce qui ne veut pas dire en nier la légitimité. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la peur n’est qu’un sentiment, il existe des raisons légitimes d’avoir peur, il faut vivre avec et les traiter. La pièce se nourrit aussi de nos emphases et de nos illusions ; c’est le spectacle le plus difficile qu’on ait jamais fait ! Le comique émerge souvent lors des répétitions, et tout devient alors très sensible, très subtil, à peser au microgramme près ! Le comique est plus ardu à exercer que le tragique. Finalement, c’est du tragique qui se déguise et qui fait rire. De la catastrophe – et le spectacle est une succession de petites catastrophes – doit surgir une dimension théâtrale comique. Nous devons puiser dans les forces du rire, correct ou pas ! Je ne souhaite pas faire de promesse, et il est délicat d’annoncer que le spectacle sera drôle, mais j’espère qu’il le sera. En tout cas, nous, nous rions beaucoup. La force revitalisante du théâtre combat le désespoir et la destruction, garde vivants les sentiments humains et la tendresse. Comme toujours, je fais confiance à nos émotions, parce que je fais le pari que le public nous ressemble, qu’il va ressentir ces mêmes émotions et rire, peut-être aussi parce qu’il est comme moi en colère. Nous n’avons pas le cœur à rire, et c’est justement pour cette raison que nous voulons créer une comédie : c’est ce dont notre cœur a besoin. Et comme toujours, je fais le pari que notre cœur est le même que celui du public.

Propos recueillis par Agnès Santi

 

A propos de l'événement

Une Chambre en Inde
du samedi 5 novembre 2016 au vendredi 27 janvier 2017
Théâtre du Soleil
Cartoucherie, 75012 Paris, France

 Du mercredi au vendredi à 19h30,
le samedi à 16h, le dimanche à 13h30.
Durée prévue du spectacle: environ 4h entracte inclus.
Tél : 01 43 74 24 08.

 

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