Y a-t-il une crise du théâtre ?
Entretien croisé
Christian Schiaretti, Olivier Py, Emmanuel Demarcy-Mota
Publié le 26 août 2013 - N° 212
Christian Schiaretti, Olivier Py et Emmanuel Demarcy-Mota sont des hommes de théâtre incontestables, qui écrivent, mettent en scène, dirigent et organisent un travail artistique reconnu pour sa qualité, en ayant, depuis toujours, le souci conjoint du public et de la chose publique. Ces artistes ne font pas le même théâtre, ne disent pas le monde et son poème de la même manière, mais se retrouvent sur la nécessité d’une conception exigeante et fraternelle du théâtre et de la culture, au-delà des querelles anecdotiques du moment. Dans ce dialogue, apparaissent des pistes de réflexion et des propositions d’action, qui éclairent la situation présente, interrogent la crise et envisagent d’y remédier.
« Le théâtre n’est pas ceci ou cela, il est ceci et cela. », disait Laurent Terzieff. Théâtre privé, théâtre public ; CDN, scènes nationales et autres : y a-t-il un théâtre ou des théâtres ?
Christian Schiaretti : Chacun fait le théâtre qui le regarde et le concerne, ce qui est normal et nécessaire. Terzieff, demeuré dans la défense pugnace d’un théâtre d’essence littéraire, défendait un certain théâtre. Mais le théâtre est un art à l’impureté native, contradictoire et divers : inutile de se draper en croyant pouvoir effacer ses contradictions ! C’est pourquoi je me méfie des accompagnements ministériels appliquant des règles communes à tous, comme si tout relevait de la même définition. Non pas que tous les théâtres se valent, mais tous existent, et la différence importe davantage que la ressemblance. Il y a un théâtre privé de grande vertu, audacieux et courageux ; il y a aussi un théâtre à l’abattage, de distraction, qui a ses tares. Mais le théâtre subventionné a aussi ses démons : l’ostracisme, la fermeture, l’isolement, l’oubli de ses missions. Entre les CDN et les scènes nationales, la différence est historique. Les CDN représentent le serment et le fer de lance de la politique culturelle nationale. Ils accomplissent une mission politique et sont des lieux de fabrication. Les scènes nationales ont une activité d’accueil et de production, par essence pluridisciplinaire. L’évolution des modes de production s’est davantage reconnue dans les scènes nationales, car la pluridisciplinarité permet une fréquentation plus large. Les CDN ont couru après ce modèle et pâti de cette dérive festivalière. Cette conception de l’excellence programmative a gagné du terrain, au détriment du fonctionnement en troupe et en répertoire. On devrait jouer longtemps et reprendre les spectacles, ce qui est incompatible avec le modèle d’une excellence dont la révélation se suffit à elle-même.
« Donner des lieux aux compagnies plutôt que de dire qu’il y a trop de compagnies. » (Olivier Py)
Olivier Py : La différence essentielle qui demeure est celle entre le spectacle et le théâtre. Le théâtre, c’est ceci et cela, mais ce n’est pas du spectacle. La dichotomie est surtout entre Paris et la région, ce qui veut dire que théâtre public et décentralisation ont un lien substantiel. Quand Vilar part à Avignon, il quitte Paris et le théâtre privé. Si on ne travaille pas sur la décentralisation, le théâtre va mal, car il n’y a pas de théâtre privé décentralisé. Aujourd’hui, on pourrait inverser la parole de Vilar et dire qu’on voudrait une électricité et un train publics comme le théâtre. Dans le contexte d’une privatisation de l’ensemble du service public, il est difficile de dire que le théâtre doit être un service public comme le gaz et l’électricité ! Face à l’effondrement de ces structures qui relevaient du secteur public de manière sacrale, notre inquiétude est la suivante : le jour où la privatisation (qui existe déjà, puisqu’il y a un marché du théâtre) sera effective, nous serons morts. Le moyen très simple, et qui ne coûterait pas si cher que ça, pour éviter cette victoire du marché, serait de créer un nouveau réseau, différent de l’actuel qui a désormais fait son temps, à partir de tous ces lieux qui ne sont ni des scènes nationales, ni des CDN, et qu’on appelle le second cercle de la décentralisation. C’est là que se passent les choses les plus vivantes. Il y a énormément de compagnies talentueuses. Les tutelles devraient travailler à leur permettre d’avoir un lieu, plutôt que s’accentue le phénomène contraire, qui contraint les artistes à un avenir de compagnie, pendant que les subventions baissent, voire s’effacent. D’où le désarroi des artistes, sans lieu ni argent, contraints à se vendre au porte-à-porte, alors qu’il faudrait sortir de ce système marchand.
Emmanuel Demarcy-Mota : Avant un théâtre ou des théâtres, il existe le théâtre. Des théâtres constituent le théâtre comme art global, qui est en même temps un art pluriel, fait d’une extrême diversité. En revanche, il y a des différences essentielles à affirmer et développer, qui sont plus indispensables que dépassées. Entre le public et le privé : l’un ne vaut pas mieux que l’autre, mais leurs visées sont différentes. La notion de service public signifie que le théâtre a une responsabilité vis-à-vis de la société. Dans le privé, la responsabilité est autre. Il y a aussi une responsabilité dans la recherche sur la forme et le sens, et une liberté qui doit se déployer pour provoquer l’étonnement du spectateur. S’ajoute, pour le théâtre public, la responsabilité de la troupe : considérer le théâtre comme un art collectif sur la durée permet la diffusion des spectacles. Aujourd’hui, cet aspect est insuffisamment défendu. Faire du théâtre, c’est développer ensemble une démarche avec les singularités de chacun : ce n’est pas seulement une question de fidélité mais une certaine vision de la démocratie.
A qui s’adressent les hommes de théâtre ? Y a-t-il un public ou des publics ?
O. P. : Si les adresses sont différentes, c’est la mort du théâtre. Le théâtre est lié à l’universel ; il est l’endroit de l’affirmation que nous avons plus de choses en commun que de choses qui nous séparent. La relation au public s’est professionnalisée, mais il y a toujours à faire, car nos publics vieillissent. Cela ne veut pas dire qu’il y a moins de jeunes, je pense même qu’il y en a plus. Cela ne modifie pas véritablement le sens de ce que nous faisons, mais provoque la réapparition du non-public. Aujourd’hui, le théâtre s’adresse à un public transsocial : l’esprit se pose où il veut, quelle que soit la classe. On ne peut pas considérer les publics en fonctions de leurs différences sociales, comme le faisait Vilar, car l’élite financière (qui va à l’opéra) et l’élite médiatique (qui préfère le cinéma) fréquentent peu le théâtre. A cet égard, c’est chez les PDG qu’on entend un discours d’auto-exclusion, qui est exactement le même que celui de ceux qu’on appelait les prolétaires : ils ont la même non-culture.
« Nous ne possédons pas des postes mais des instruments. » (Christian Schiaretti)
E. D.-M. : Il y a d’abord une population, dont une partie est concernée par la culture et l’art. L’enjeu, et le désir, c’est que le plus grand nombre y ait accès. Il y a un immense public, fait de spectateurs et de réactions très différents, c’est ce qui fait aussi la beauté d’une salle théâtrale. Si le public est homogène, il devient un ghetto. L’homme de théâtre s’adresse à deux personnes : le spectateur réel et le spectateur imaginaire, un homme fantomatique, auquel il veut raconter une histoire. C’est ce qui fait la différence avec la politique, qui ne pense pas à une population imaginaire, mais concrète, avec des besoins concrets et réels.
C. S. : La position à adopter face au public ne saurait être celle d’une charité philanthrope : émancipatrice, elle doit tenir compte de la pluralité des publics. Dans une veine hugolienne, qui n’hésite pas à user du théâtre à gros effets ou du mélodrame, il s’agit de tenir compte de la pluralité des publics et de leurs contradictions. Au-dessus d’un public diffracté, se tient la poésie, et l’émancipation d’un public mélangé se fait dans la langue, à différents niveaux de compréhension et d’écoute : voilà la conception que je me fais d’un théâtre populaire. La politique d’accompagnement du public passe donc par la qualité de ce qu’on fait, dans un dialogue implicite avec le public, dans une culture et un alphabet communs : voilà ce qu’est la formation.
En 1968, Planchon lançait le slogan « le pouvoir aux créateurs ». S’agit-il d’un impératif désuet ?
O. P. : C’est l’impératif absolu, ce qui n’empêche pas qu’il faille les deux. Il y a eu Vilar et il y a eu Puaux : certaines maisons, notamment celles qui font de la diffusion, peuvent être dirigées par quelqu’un qui n’est pas un artiste. Mais émerge aujourd’hui un mouvement fort affirmant qu’un artiste ne doit pas diriger une maison. « Comment faites-vous pour faire tout ça ? », nous demande-t-on souvent. Cette question est moins admirative de notre énergie qu’elle n’est perverse. Elle sous-entend que soit on est un mauvais artiste, soit un mauvais directeur. Or, seul l’artiste qui prend des responsabilités politiques dans la cité est véritablement un homme de théâtre. Il faut qu’il y ait un artiste pour penser la vie d’une maison.
C. S. : Le contexte de Villeurbanne, (dont les Assises se sont tenues en mai et juin 1968), est celui du traumatisme de l’Odéon, qui vit Barrault face aux émeutiers. Le Planchon d’alors est un écrivain. La conception qu’il se fait du créateur est liée à ça, et se veut réactive au danger d’une démocratie participative. Dans les années qui suivirent, les subventions s’attachèrent aux créateurs, qui, parfois, ont eu tendance à se penser éternels. Le dévoiement du lien entre subventions et créateurs a été l’obligation de génie. Pour s’opposer à cela, il faut affirmer que nous sommes des interprètes avant d’être des créateurs. Il s’agit de mettre le texte en amont de soi, pour éviter le cabotinage et la dérive du démiurge éclairé qui considère qu’on lui doit l’outil qu’on lui confie. Ce point est à clarifier dans les écoles, qui entretiennent à ce propos un flou dommageable. Nous ne possédons pas des postes mais des instruments. C’est en tant que tels que nous les défendons.
« Le jour où la privatisation sera effective, nous serons morts. » (Olivier Py)
E. D.-M. : Cette phrase de Planchon est une phrase qui date de 68 : face à un pouvoir trop dominateur, se produit une révolte du poète. C’est une phrase datée parce qu’elle fait date, et parce qu’elle correspond à une époque où on réclamait « l’imagination au pouvoir ». Ce n’est pas le pouvoir au sens où on l’entend aujourd’hui. La polémique actuelle est stérile, car le pouvoir est pensé dans son rapport à la hiérarchie d’Etat et aux nominations. La question est plutôt celle du pouvoir-faire, du pouvoir-créer, dans le partage et l’ouverture. Le créateur a des besoins matériels, humains, et a besoin d’une bienveillance du pouvoir pour pouvoir faire. D’ailleurs, l’artiste ne rêve pas toujours de diriger un théâtre : il faut qu’existent d’autres possibilités, au lieu de produire des cadres dans lesquels on enferme les démarches.
« En réactivant les concours de compagnies, on permettrait de doter leurs productions. » (Christian Schiaretti)
Comment réduire le paradoxe : tant de spectacles créés et parfois si peu vus ? Comment soutenir l’émergence et la diffusion ?
O. P. : Il y a de plus en plus de spectacles et de plus en plus de théâtres. De plus en plus de jeunes veulent faire du théâtre. Peut-être parce que le monde dans lequel nous entrons est désespérant, reste le théâtre, immédiatement réalisable avec quelques camarades. C’est cela qu’il faut accompagner : donner des lieux aux compagnies plutôt que de dire qu’il y a trop de compagnies.
C. S. : Le théâtre relève de la fermentation, de la maturation lente. Je remplacerais volontiers le soutien à l’émergence par une responsabilité de formation aux outils et à la création. Il y a là le moyen d’une continuité alors que l’émergence est par définition discontinue. Il faut donc des outils qui appartiennent aux artistes, et le moyen de fidéliser des distributions, pour éviter le mercenariat général, qui fait qu’on ne peut pas reprendre les spectacles. Il faudrait cinq ou six troupes en France, alors qu’on en a seulement une digne de ce nom. L’émergence est, en vérité, un concept archaïque : les outils publics avaient été créés pour qu’on travaille à l’abri du besoin. L’inquiétude des artistes est aujourd’hui à ce point grande qu’elle provoque les penchants les plus discutables ; en réactivant les concours de compagnies, on permettrait de doter leurs productions.
E. D.-M. : La diffusion, c’est-à-dire la durée, est une question essentielle. Pour cela, il faut un soutien qui n’est pas suffisant aujourd’hui. Cela rejoint la question de la permanence artistique, par le soutien à des lieux, et par l’association entre des lieux et des compagnies. Là, il faut faire preuve d’imagination et ne pas se limiter à des schémas existants. Au cours des dix dernières années, le travail des compagnies s’est fragilisé : la nomination est alors apparue comme la seule solution, alors qu’il y a plein de chemins possibles. Et pour cela, il faut des moyens et du respect pour que l’imaginaire puisse se développer.
« Il faut qu’existe un ministère avec une philosophie de l’art et de la culture. » (Emmanuel Demarcy-Mota)
Peut-on considérer que l’on est face à une crise de la vie théâtrale en France ?
C. S. : Oui, bien sûr ! Nous sommes à la fin de la décentralisation, dans la mesure où l’on a perdu sa mémoire. Cette perte s’accompagne de celle de l’historicité des lieux et de la cohérence historique. La décentralisation est aujourd’hui fondée sur le sentiment d’exil, avec le maintien de l’accueil parisien comme sanction de la visibilité. Sans doute est-il nécessaire d’organiser des assises de la décentralisation, par des gens de théâtre et non pas par le ministère.
E. D.-M. : On est face à plusieurs crises. D’abord parce que les institutions et le système ont quarante ans. Même si ses fondamentaux ne sont pas encore aboutis, les choses doivent se réinventer, se reconstruire, à partir de valeurs artistiques et publiques.
O. P. : Ça ne sert à rien de se réunir pour définir un idéal quand le budget du ministère est réduit de 2,8 %. Il faudrait attendre que le budget de la culture soit en augmentation pour réaliser cet idéal, ce qui n’est pas pour demain. Je voudrais plutôt que la nouvelle génération se fédère. Le système a tendance à mettre ses membres en rivalité : dès qu’ils arriveront à se fédérer, il va se passer quelque chose. Tout va ensemble : l’émergence, la décentralisation et le théâtre public, particulièrement en temps de crise.
« Le jour où la privatisation sera effective, nous serons morts. » (Olivier Py)
C. S. : Il y a aujourd’hui une vraie souffrance, et j’aimerais entendre une aspiration haute de l’Etat en matière de culture. Les outils doivent être dirigés par des gens qui accompagnent cette émancipation, sinon, on entretient la confusion entre l’instrument et le poste. Que l’Etat accompagne leur formation, notamment administrative et juridique. On pourrait imaginer la préparation du renouvellement de ceux qui dirigent les maisons avec une période d’accompagnement obligatoire de deux ans, avec un conseil de sages qui règle les contentieux avec dignité et tenue.
Quel doit être le rôle de l’Etat dans l’organisation de la vie culturelle et artistique ?
O. P. : Tout ne se résout plus au dialogue entre Etat et théâtre. Les collectivités ont changé la donne, et toutes les décisions ne viennent plus d’en haut. La polémique a lieu entre les forces qui discutent de la décentralisation dans la République. Le budget total consacré à la culture est en augmentation, car les collectivités locales sont de plus en plus présentes, même si le budget ministériel baisse. Le dialogue est à organiser entre les politiques locales et l’Etat, dont les relations sont immensément conflictuelles, alors que les décisions en matière de culture devraient être transpolitiques. Le problème est d’abord là, avant tout autre débat, et notamment celui sur le choix entre artistes ou intendants pour diriger les maisons. A ce propos, mon souhait serait que dans les jurys qui en décident, il y ait des artistes, ce qui est le cas en Suisse, par exemple.
« La réforme des rythmes éducatifs : le monde artistique peut et doit s’en emparer. » (Emmanuel Demarcy-Mota)
E. D.-M. : Le ministère de la Culture doit défendre son budget pour convaincre les classes politiques que l’art et la culture ne se pensent pas à court terme, de manière électoraliste. Il faut qu’existe un ministère avec une philosophie de l’art et de la culture. Cela ne passe pas par l’affirmation du pouvoir, mais par la mise en œuvre d’idées pour fédérer, aider, accompagner. L’Etat doit être un stimulant, exercer son pouvoir avec une idée de justice, sans cliver, ni opposer : c’est une grande responsabilité pour réussir. Soutenir les compagnies, créer des lieux nouveaux, accompagner dans la durée, et affirmer l’éducation artistique comme prioritaire. C’est pourquoi je suis un ardent défenseur de la réforme des rythmes éducatifs, à laquelle nous allons participer à Paris : le monde artistique peut et doit s’en emparer.
C. S. : Il faut inverser le processus. C’est aux hommes de théâtre de faire leur politique et au ministère d’en être le spectateur bienveillant. C’est l’idée de la République et de l’homme qui doit éclairer les décisions, et une pensée supérieure affirmant la réunion autour de la langue. Cette hauteur de l’idée qui nous guide est dans la définition républicaine de ce qu’on fait.
Propos recueillis par Catherine Robert