La Terrasse

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Théâtre - Critique

Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Elisa Leroy créent « Mémoire de fille » d’après Annie Ernaux avec Suzanne de Baecque : un dialogue agissant, transgénérationnel et universel

Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Elisa Leroy créent « Mémoire de fille » d’après Annie Ernaux avec Suzanne de Baecque : un dialogue agissant, transgénérationnel et universel - Critique sortie Théâtre Montpellier Domaine d’O
© Marie Clauzade Suzanne de Baecque dans Mémoire de fille

Cité européenne - Domaine d’O / Théâtre des Abbesses / d’après Annie Ernaux / création de Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Elisa Leroy / mise en scène Sarah Kohm

Publié le 19 novembre 2025 - N° 337

Adaptation du récit d’Annie Ernaux conçue par Veronika Bachfischer, Sarah Kohm et Elisa Leroy, le spectacle met en œuvre un dialogue actif et agissant entre filles d’hier et d’aujourd’hui, mais aussi entre le plateau et la salle. Seule en scène, Suzanne de Baecque y fait la preuve de son talent.   

Reliant les époques, donnant corps à une dénonciation et une introspection réfléchies, Mémoire de fille démontre une double prise de pouvoir : par l’écriture dans cette précieuse solitude bien à soi, mais aussi par la mise en scène et l’interprétation, en partage avec le public. « Depuis vingt ans, je note « 58 » dans mes projets de livre. C’est le texte toujours manquant. Toujours remis. Le trou inqualifiable. » Il a en fallu du temps à Annie Ernaux pour écrire un ouvrage sur la relation sexuelle qu’elle a subie à 17 ans dans une colonie au bord de l’Orne avec H., le moniteur chef, relation attendue, désirée, brutale et sans lendemain. Puisqu’on ne peut oublier « la grande mémoire de la honte », l’écrivain longtemps après explore, dénonce, analyse le traumatisme, la mécanique banale de la domination, de l’humiliation. Entre elle et je, entre la fille de 58 méprisée et moquée, adolescente tout en « désir et orgueil », et l’adulte qui écrit longtemps après sur ce que signifie cette expérience si blessante, une intense relation se raconte, nourrie de colère, de lucidité. Ce texte clinique, Suzanne de Baecque, trentenaire d’aujourd’hui, non seulement l’interprète, mais elle y prend part, elle prend la parole, elle le rejoint en livrant son propre ressenti. De femme et d’actrice. Tout cela sous le regard du public, ce qui n’est pas rien (un public d’une extrême attention le soir de notre venue au Domaine d’O). Dans une vive énergie et une touchante sincérité, Suzanne de Baecque fait une fois de plus la preuve de son talent  et de sa sensibilité.

Faire sienne la mémoire des filles

Si l’écrivaine prend la main sur le vécu, l’actrice se métamorphose, prend plaisir au jeu en athlète de la scène. C’est d’ailleurs elle et elle seule qui manipule les pans vitrés du vaste paravent qui occupe la scène. Cet aller-retour tonique entre filles d’hier et d’aujourd’hui réjouit par sa pertinence, son humour acéré, son amplitude universelle qui traverse les époques. Et de toute évidence, cette pièce est affaire de dialogue, puisqu’elle fait suite à une mise en scène initiale, créée en 2022 à la Schaubühne de Berlin, par la metteuse en scène Sara Kohm, la dramaturge Elisa Leroy et la comédienne Veronika Bachfischer, dont les textes originaux ont été complétés pour la version française par ceux de Suzanne de Baecque. En France, la création est produite par la Cité européenne du théâtre Domaine d’O, une scène où souvent Jean Varela et les siens ont présenté des pépites. Cette mise en scène voyage donc, se transforme et nous interroge. Si les choses ont beaucoup changé, force est de constater que l’égalité des femmes demeure une quête inaboutie, que le désir féminin demeure trop souvent prisonnier d’assujetissements. Pour chaque femme et toutes les femmes, au cœur de leur vécu : le féminisme, évidemment universaliste, affirme sa nécessité, loin de toute idée de tri sélectif. Face à « l’effarement du réel », la distance du langage comme celle du théâtre sont ici profondément agissantes.

Agnès Santi

A propos de l'événement

Mémoire de fille
du vendredi 14 novembre 2025 au mercredi 19 novembre 2025
Domaine d’O
Domaine d’O, 178, rue de la Carriérasse, 34090 Montpellier

le 19 novembre à 20h.  Tél : 04 67 63 66 67. Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris. Du 26 novembre au 6 décembre, du lundi au samedi à 20h. Tél : 01 42 74 22 77.

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