La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Avignon / 2014 Entretien Philippe Henry

Un nouveau référentiel pour la culture

Un nouveau référentiel pour la culture - Critique sortie Avignon / 2014 Avignon
Crédit photo : DR Légende photo : Philippe Henry

Idées / de nouvelles relations à l’art et la culture

Publié le 23 juin 2014 - N° 222

En quelques décennies, la révolution numérique, la mondialisation, les tensions économiques mais aussi les mutations sociétales ont modifié le rapport à l’art et les pratiques artistiques et culturelles. Analysant ces évolutions en cours, Philippe Henry, ex-enseignant-chercheur spécialiste de la socio-économie du domaine artistique, appelle à revoir les fondements des politiques culturelles, hérités du siècle dernier, pour poser le socle d’un nouveau référentiel pour la culture.

Vous montrez dans votre ouvrage que le rapport à l’art et à la culture a connu de profondes transformations au cours de ces dernières années. Quelles en sont les causes ?

Philippe Henry : Elles croisent plusieurs évolutions, tant sociétales et technologiques qu’économiques ou artistiques. D’une part, l’appétence croissante pour les métiers artistiques a entrainé une forte augmentation de l’offre et chamboulé l’équilibre de ce secteur, qui relève d’une économie de plus en plus inégalitaire. D’autre part, les pratiques artistiques et culturelles ont évolué. Plus hétérogènes qu’autrefois et moins homothétiques avec la hiérarchie des classes sociales, elles croisent cultures savantes et populaires, mixent des références diverses, liées à l’appartenance familiale, à des savoirs transmis par l’école, mais aussi aux produits culturels industriels. S’est développée, surtout chez les jeunes générations, une culture de l’expression de soi amplifiée par la révolution internet. Les modes d’appropriation culturelle du numérique, que ce soit par la recherche de contenus, les échanges et commentaires sur les plateformes participatives, voire la création ou la « customisation » des productions, toujours en lien avec des communautés affinitaires, brouillent la distinction traditionnelle entre producteur et récepteur. Ces mutations conduisent à une diversité grandissante des comportements et des goûts. L’éclectisme devient d’ailleurs une ressource majeure de différenciation.

« Le processus de structuration de l’identité culturelle, qu’elle soit personnelle ou collective, a complètement changé. »

Depuis les années 1990, on assiste à une reconfiguration des modes de production, de circulation et d’échange de nos ressources symboliques et relationnelles et, par conséquent, des modalités d’appropriation de l’art et de la culture. Comment ces bouleversements influent-ils sur la fabrique de l’identité culturelle ?

P. H. : Au XXe siècle encore, l’identité était charpentée par l’appartenance sociale et familiale, par de grandes institutions telles que l’église, l’école, l’usine ou l’armée. Aujourd’hui, dans nos sociétés multiculturelles, chacun est enjoint à construire en permanence sa propre identité, autrement dit ce qui fait sens pour lui, dans son rapport aux autres et au monde, à partir d’apports variés. Le processus de structuration de l’identité culturelle, qu’elle soit personnelle ou collective, a complètement changé. Or, les politiques culturelles reposent toujours fondamentalement sur une définition de la culture et du rôle de l’art héritée de Malraux, qui a perdu de sa pertinence dans le contexte actuel. Un décalage préoccupant se creuse entre les conceptions des milieux professionnels et des collectivités publiques, indexées sur le siècle dernier, et les appétences et pratiques culturelles de nos concitoyens.

Les collectivités territoriales ont cependant formulé ces dernières années une nouvelle approche du développement culturel…

P. H. : Peut-être parce que plus proches du terrain, elles commencent à prendre la mesure de ces changements. Renforcer l’offre professionnelle et la relayer par des actions de médiation ne suffit pas pour qu’y accède le plus grand nombre. Des mécanismes plus complexes se mettent en place, qui nécessitent de prendre en compte la sensibilité et les identités culturelles de chacun. Au fond, il s’agit de dépasser la tension historique entre une politique de démocratisation de l’accès à l’offre artistique professionnelle et une politique de démocratie culturelle d’abord attentive aux capacités expressives et de symbolisation de chacun et de chaque communauté. Si le discours a évolué, reflétant une transformation dans les représentations, il reste cependant très général et, en dépit de quelques expérimentations locales, ne se traduit guère encore dans les dispositifs, ni dans les orientations de politiques publiques ou la réorganisation des moyens.

Evolue-t-on vers une définition plus anthropologique de la culture ?

P. H. : Dans cette approche, la culture s’envisage en effet comme l’ensemble des savoirs, savoir-faire et savoir-être qui constitue l’identité particulière d’une personne ou d’une communauté humaine et lui permet de donner sens à son existence. Les arts participent de la production symbolique et restent essentiels en termes de construction, de développement de la singularité, de l’individualité de chacun, sans pour autant se situer en surplomb de la culture. La somme des singularités ne donne pas forcément un bien commun qui soit plus soutenable, pour aujourd’hui et pour demain…

Il s’agit donc de trouver l’équilibre entre la personnalisation et la fabrique d’un “en-commun“. Quels seraient les nouveaux objectifs de politique culturelle ?

P. H. : La diversité et l’individualisation croissantes appellent un renforcement de l’échange et de la coopération, pour que cette pluralité coexiste et qu’elle apporte un enrichissement mutuel, individuel et collectif, des uns et des autres. Il faut concilier l’objectif d’émancipation personnelle et la fabrication d’un en-commun qui ne soit pas trop insoutenable pour l’ensemble de la communauté et plus particulièrement pour les jeunes générations. Concrètement, l’accompagnement de chacun vers une offre culturelle diversifiée et de qualité devrait se doubler désormais de l’enrichissement des parcours d’identité très variés. Toutes les mutations en cours contribuent à remettre en cause l’exclusivité du modèle de professionnels seuls producteurs de la culture et cherchant ensuite à « attirer le public ». Or les politiques culturelles restent fondées sur une logique de l’offre et de la diffusion, de l’accompagnement et de la médiation. Elles oublient que chacun est porteur d’une culture propre, d’une identité singulière, tissée d’appartenances multiples, et que c’est en le reconnaissant en tant que personne libre qu’on le mettra en capacité de recevoir, d’échanger, de dialoguer. En témoignent les exemples, très intéressants, de démarches artistiques partagées, qui impliquent des citoyens dans les processus de création. Au lieu d’ignorer voire d’essayer de contrer ces évolutions, la puissance publique devrait les problématiser dans une démarche prospective et réorienter les moyens pour soutenir davantage les formes de coopération.

 

Entretien réalisé par Gwénola David

 

A lire : Un nouveau référentiel pour la culture ? Pour une économie coopérative de la diversité culturelle, de Philippe Henry. Editions de l’attribut, 2014.

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