Anouk Grinberg / « C’est dedans que ça se passe »
Avec la complicité de Blandine Masson et Marc [...]
S’inspirant d’Andersen et de The Little Match Seller, film muet de James Williamson, Nicolas Liautard compose un spectacle muet, où les images et la musique relaient la parole disparue.
Accroche : « Un théâtre sans parole est peut-être le mieux à même de parler d’un monde dévasté. »
Vous dites : « la disparition de la langue constitue la catastrophe ultime ». Pourquoi ?
Nicolas Liautard : Parce qu’elle est également la perte de l’humanité, la disparition de la sociabilité, la disparition de ce qui relie un homme à lui-même et permet l’avènement de la pensée. Il n’est pas de catastrophe plus grande que la disparition de la langue. Mais un théâtre sans parole ne veut pas dire un théâtre sans langue, au contraire, il est peut-être le mieux à même de parler d’un monde dévasté.
Quels sont les relais de la parole que vous choisissez pour raconter cette histoire ?
N. L. : Toutes les armes qui nous restent, la structuration de l’espace scénographique d’abord, la présence des acteurs dans ces espaces (toutes les armes de la peinture classique), l’organisation de ce qui est montré et de ce qui ne l’est pas (les armes du cadrage cinématographique), la maîtrise du temps ressenti et de sa manifestation dans les corps, immobilité, accélération, lenteur (les armes de la danse), l’organisation du silence (les armes de la musique), la foi dans la faculté d’imagination du spectateur, sa force d’interprétation, de création propre (les armes de la poésie), entre autres, mais je pourrais également évoquer les armes de l’architecture ou de la stratégie militaire.
Quelles musiques pour ce spectacle et pourquoi ?
N. L. : Notre intention est de travailler sur une déconstruction de l’émotion. L’idée serait de suivre une progression historique et esthétique dans la succession des matériaux musicaux, en ouvrant avec la musique de Wagner, pleine d’une forte charge émotionnelle, romantique, puis d’avancer vers quelque chose de plus en plus froid, et de suivre une chronologie Wagner, Schoenberg, Berg, Cage. Voilà : la disparition de la chaleur dans la progression vers la modernité. Mais tout cela demande à être validé, on ne fait pas de théâtre avec toutes les idées, mais certaines peuvent porter du théâtre en elles comme les huîtres des perles. Ou comme les pommes des vers. Seulement pour savoir, il faut ouvrir.
Pourquoi aussi avoir choisi d’actualiser l’histoire ?
N. L. : La petite marchande d’allumettes est une œuvre contemporaine dans sa radicalité, son aridité, la brièveté même de sa forme. Une situation réduite à sa plus simple expression, il n’y a pas de développement dramatique, presque pas de personnages, pas d’action. Elle porte en soi une réflexion sur le néant qui est une thématique éminemment contemporaine. L’œuvre d’Andersen, tout comme le film de James Williamson (The little match seller est notre point de départ tout autant qu’Andersen) sont des supports qui invitent à une expression libre, à une recherche sur la forme. Contemporaine également par son sujet, l’indifférence et l’insensibilité des grandes villes, la proximité de l’opulence avec la dernière misère et la mort. Nous n’avons pas « choisi » d’actualiser l’histoire et nous n’avons pas le choix car le théâtre est toujours un art du présent. Lorsque la représentation est terminée, il continue à faire son chemin dans la personne qui retourne dans le monde. C’est même dans cette confrontation, que le théâtre, pour moi, trouve sa raison d’être. Mais pour cela, il faut reconnaître le monde. Que celui que l’on vient de quitter soit aussi celui que l’on retrouve. Cependant, il ne faut pas, à mon avis, dénaturer le sens métaphorique des allumettes, notre petite fille vend donc des allumettes, mais il y a une séquence qui se passe dans un centre commercial en cours de fermeture. C’est un espace que je trouvais juste en ce qu’il est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Les grands centres commerciaux ont, à l’intérieur même de leurs bâtiments, des rues et des ruelles qui sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Autrefois, la pauvreté et la plus grande misère se situaient en périphérie de la ville, les banlieues pauvres, aujourd’hui les grandes villes se sont étendues et la misère est à l’intérieur. On ne peut plus dire qu’on ne la voit pas, et cependant on ne la voit pas.
Propos recueillis par Catherine Robert
Avec la complicité de Blandine Masson et Marc [...]