La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Martin Crimp

Martin Crimp - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 janvier 2009

Quand fiction et réalité s’en mêlent…

Un couple, deux enfants, une jolie maison en ville. Famille sans histoire. Claire est traductrice, Christopher, cadre dans une multinationale. Les enfants jouent, quelque part dans une pièce. Et pourtant le quotidien peu à peu s’effrite, une inquiétude étrange gagne doucement et tend les nœuds du suspens. Auteur majeur de la scène anglaise, Martin Crimp manie la langue à l’arme blanche et révèle, au revers des mots, la radiographie acerbe de notre société. Dans La Ville, il pousse la fiction aux lisières du réel, là où l’imaginaire finit par corroder la réalité. Ou inversement.

« J’explore l’illusionnisme du théâtre tout en l’utilisant, à ma manière : en m’en méfiant, en le défiant. »
 
Vous construisez une œuvre où chaque pièce témoigne d’un regard acéré sur les comportements humains et la société de consommation tout en questionnant l’écriture dramatique elle-même à travers des contraintes données. D’où vient le geste d’écriture de La Ville ?
L’idée de cette pièce a germé après la lecture d’un ouvrage de Richard Sennet, La corrosion des personnages, qui traite des difficultés d’hommes de la classe moyenne frappés par le chômage. Elle s’est aussi nourrie d’un texte de Peter Handke, sur un traducteur parlant de son désir frustré d’écrire. Ce passage m’a profondément touché. Tout écrivain sans doute porte en lui la peur viscérale de ne plus avoir rien à dire. J’ai tissé ces deux fils ensemble.
 
Vous avez été vous-même traducteur, notamment de Genet, Molière et Ionesco…
C’est une façon de mettre en scène deux aspects de ma personnalité… les deux processus d’écriture diffèrent foncièrement.
 
Quelles sont les règles que vous vous êtes imposées ici ?
La postmodernité a fait éclater les règles de l’art. L’artiste doit inventer ses propres contraintes, pour aiguiser sa créativité. Je voulais que la structure de la pièce réponde à La Campagne, un huis clos en cinq séquences où un couple voit son équilibre soudain basculer par l’intrusion dans le jeu d’un troisième personnage. Ensuite, les objets mentionnés dans le texte devaient apparaître sur le plateau. Enfin, contre la tradition anglo-saxonne, je voulais écrire de longues tirades pour les acteurs. J’ai été influencé par Koltès, en particulier Dans la solitude des champs de coton. Les dialogues guident ma plume. L’histoire se construit là où la parole m’emmène.
 
A mesure qu’elle chemine, la narration semble en effet s’échapper de la situation réaliste initiale, la sensation du réel se délite. Comme si dépossédé de son emploi, Christopher perdait aussi le sentiment d’exister, comme si, ne parvenant pas à exister dans sa vie, Claire se déplaçait dans la fiction. D’où vient cette étrangeté qui gangrène lentement la pièce ?
Elle vient de ma relation d’amour-haine avec le théâtre conventionnel. Je détruis la pièce à mesure que je la construis. L’étrangeté gagne aussi parce que je me laisse tirer par le fil de l’inconscient. En écrivant de longues tirades, je savais que je voyagerais sur des territoires imprévus. Je veux me surprendre moi-même.
 
La Ville questionne justement le processus de l’écriture en train d’advenir. La fiction paraît devenir la réalité, et, ce faisant, discrédite le réel car elle introduit au cœur des perceptions le soupçon du fictif.
Le texte pose à dessein un problème insoluble. Mais ne reflète-t-il pas notre condition de spectateur au théâtre ? Nous y croyons tout en sachant que c’est faux, n’est-ce pas ? J’explore l’illusionnisme du théâtre tout en l’utilisant, à ma manière : en m’en méfiant, en le défiant. Dans La Ville, se dessine aussi une réflexion sur notre monde d’apparences, cerné d’écrans médiatiques, leurré par tant de politiques superficielles, qui ont perdu toute profondeur, toute notion d’engagement. J’ai cherché une forme qui traduise, dans l’écriture même, cette évolution vers une société superficielle. Je suis parti de la situation banale d’un couple avec deux enfants, et puis je me suis enfoncé dans les interstices, derrière les images, pour atteindre des zones plus enfouies.
 
L’écriture est aussi traduction de ce que l’on a en soi… Quelle est « votre »ville ?
J’ai au moins deux villes ! Il y a Londres où je vis, qui se dessine par les chemins, les circulations habituelles, les lieux familiers. Et puis les mondes imaginaires de l’écriture qui se déploient dans mes pièces. Je ne suis pas sûr que ces mondes se rencontrent d’ailleurs. Je tiens un carnet, où je consigne presque quotidiennement des pensées, des observations. Il est pourtant rare que ces notes se retrouvent dans mon théâtre. C’est un des paradoxes de l’écriture.
 
Pensez-vous au plateau quand vous écrivez ?
Toujours, mais de différentes manières. Parfois, comme pour La Ville, j’ai une image mentale de ce qui se produit sur le plateau. Le sens de certaines scènes repose ainsi sur la tension entre la parole et des événements physiques, ou sur la présence d’objets. Dans d’autres textes, tels que Face au mur, je ne visualise pas la scène, même si j’écris explicitement pour le théâtre.
 
Quelles sont vos relations avec les metteurs en scène ?
En Grande-Bretagne, l’auteur participe toujours au protocole de mise en scène. En France, cela dépend. J’aime tout autant rester en retrait qu’être impliqué. L’auteur doit laisser vivre ses textes, les laisser partir.
 
Terrorisme, guerre… font intrusion de plus en plus frontalement dans vos pièces. Est-ce une réponse face à la montée de la violence du monde ?
Je n’écris pas sur la violence. Ce n’est pas mon sujet. Je la laisse affleurer, tout comme elle cogne sous la surface de nos vies, même si nous, Occidentaux, nous nous croyons loin des fureurs de la guerre, sauf quand le terrorisme frappe notre quotidien. Les actes de violence forment un point nodal de concentration autour desquels les personnages sont mis à l’épreuve.
 
 
Entretien réalisé par Gwénola David
Remerciements à Elisabeth Angel-Perez pour la traduction simultanée.


La Ville, de Martin Crimp, traduction de Philippe Djian, mise en scène de Mac Paquien, du 28 janvier au 13 février 2009, à 20h30, sauf dimanche à 15h, relâche lundi, au Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris. Rens. 01 42 74 22 77 et www.theatredelaville-paris.com.  Le texte est publié aux éditions de L’Arche.

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