La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Entretien

Lev Dodine

Lev Dodine - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 octobre 2009

« Prendre conscience de soi et de sa vie par le théâtre »

Evénement : Lev Dodine présente huit pièces du Théâtre Maly à la MC93 de Bobigny. Fabuleux programme : deux pièces de Tchekhov – La Pièce sans nom (Platonov) et Oncle Vania -, une pièce contemporaine, Les Etoiles dans le ciel de l’aube d’Alexandre Galine, quatre grands romans adaptés au théâtre, Frères et Soeurs de Fedor Abramov, spectacle fondateur, Les Démons de Fedor Dostoïevski, Tchevengour d’Andreï Platonov et Vie et destin de Vassili Grossman, ainsi que L’Atelier Lev Dodine. Un théâtre où l’intelligence scénique, l’esthétique puissante, mûrement réfléchie, et l’engagement artistique et humain touchent au cœur les spectateurs. Une grande chance pour le public francilien, à ne manquer sous aucun prétexte !

« L’art ou la tentative de surmonter la résistance du matériau, de dompter son propre mutisme, de découvrir de nouvelles possibilités chez soi-même et chez l’homme en général. »
 Frères et Sœurs de Fedor Abramov, créé en 1985, a été ovationné dans le monde entier. Comment et dans quelles conditions avez-vous monté ce spectacle emblématique ?
Lev Dodine : Ce spectacle est très important pour nous. Il est fondateur de notre théâtre. Il a défini en quelque sorte notre destin et notre vie. C’est notre spectacle préféré, nous le jouerons tant que cela sera possible. Il nous est d’autant plus précieux qu’une grande amitié nous a liés à son auteur, le grand écrivain russe Fedor Abramov (1920-1983), qui a su décrire la vérité cruelle mais aussi tendre et captivante de notre pays, raconter l’histoire de ce peuple, mais aussi celle de l’individu, ses passions, son amour. J’ai été ébranlé par les livres d’Abramov dans ma jeunesse, au milieu des années 70. J’ai été impressionné par la vérité brûlante de ses livres, et je me demande comment sa prose a pu passer les mailles du filet de l’édition soviétique officielle. Pour travailler sur le roman, nous avions à l’époque décidé de partir dans un village dans le grand nord russe. Ce spectacle est lié à la naissance de notre théâtre tel qu’il est aujourd’hui. Et durant toutes ces années, nous avons vécu tellement d’ébranlements, tellement de chocs tragiques, tellement d’espoirs et d’échecs, d’illusions et de désillusions, que le spectacle s’est transformé, il a mûri et nous avons mûri aussi. Je dirais que le spectacle est devenu plus sage, plus profond, plus dramatique, plus tragique.

Quelle est la finalité du théâtre ?
L. D. : D’une manière générale, je crois que le théâtre est comme tout autre art une tentative et pas un résultat. Aujourd’hui, aussi bien en Russie que dans le reste du monde, nous sommes fortement troublés par le show-business qui est fondé sur la démonstration du résultat. L’art, de mon point de vue, n’est jamais la démonstration du résultat. C’est la tentative de comprendre, de prendre conscience, de découvrir ce qui n’était pas découvert avant toi. La tentative de surmonter la résistance du matériau, de dompter son propre mutisme, de découvrir de nouvelles possibilités chez soi-même et chez l’homme en général. Et finalement la tentative de résister à la force de gravité de la terre. Voilà ce qu’est l’art.

Vous êtes aussi pédagogue. Comment concevez-vous la formation de l’acteur ?
Comment préparer les acteurs à jouer de grands textes littéraires, qui nous subjuguent et nous rapprochent de l’expérience de la vie humaine ?
 
L. D. : Il nous a semblé primordial de créer un système d’auto perfectionnement de l’acteur, de mobiliser au maximum son organisme, en nous fondant sur notre conception du théâtre qui est l’art de synthèse par excellence. La journée commence par l’entraînement physique qui va façonner le corps de l’acteur, former ses muscles et ses os et mettre de l’ordre dans tout cela. En première année, chaque matin, à neuf heures, les cours commencent par la danse. La discipline suivante consiste à jouer d’un instrument en orchestre. L’union des fondements musical et dramatique du métier d’acteur est une étape décisive à notre époque où la profession est en train de devenir amusicale. Il est par ailleurs important de pouvoir jouer ensemble. Le vrai théâtre est avant tout un champ de relations réciproques. Il est aussi essentiel de découvrir en soi-même de nouvelles capacités, insoupçonnées jusque-là. Nous avons par ailleurs commencé des cours d’acrobatie, de diction. Nous étudions la vie et nous-mêmes dans la vie. L’atelier que nous présentons à Bobigny est consacré à l’entraînement de l’acteur et au processus de formation poursuivi dans nos cours de théâtre.

Voyez-vous des points communs entre les différents textes que vous montez ?
L. D. : Nous jouons beaucoup de prose, parce qu’elle est souvent plus riche qu’une pièce de théâtre. La prose vous apporte la liberté vis-à-vis de certaines lois du théâtre, et vous oblige à rechercher un théâtre approprié au livre, tandis que la dramaturgie vous dicte le théâtre. Nous avons effectivement mis des romans en scène, mais ils ne sont pas plus nombreux que les pièces. Mais comme la mise en scène des romans est rare au théâtre, cela attire plus l’attention. Tchekhov ou Shakespeare, tout le monde les met en scène, alors qu’un grand roman de Dostoïevski, c’est moins courant. Et c’est là une des raisons de travailler sur la prose : étonner le public ! Pas du point de vue de la promotion du spectacle, mais du point de vue de l’attention du public, de l’intérêt du public pour le théâtre. Il faut toujours étonner au théâtre ! La question est de savoir de quelle manière… Il me semble que le roman est le genre qui permet de décrire le plus profondément et le plus justement possible la vie humaine, la vie des couches différentes de l’humanité. La dramaturgie ou le théâtre sont incapables d’y parvenir, à l’exception de Tchekhov et Shakespeare, qui ont créé deux théâtres extraordinaires, dont chaque pièce contient en soi la même richesse de pensée et de contradictions qu’un grand roman.
 
Le théâtre est-il le royaume de l’individu par opposition à une pensée globalisante ? A quelles conditions le théâtre parle-il du réel ? 

L.D. : Le théâtre n’est pas une profession à part entière. Je dirais qu’il est l’incarnation de tout ce qui nous préoccupe. L’essentiel à mon avis, c’est lorsqu’on sent le besoin de voir clair en soi-même. C’est une relation très complexe. Régler ses comptes avec soi-même est le plus difficile, c’est pourquoi souvent nous préférons nous en prendre aux autres. Cela arrive aussi bien dans l’art que dans la vie, il nous est plus commode d’expliquer en quoi les autres sont fautifs. Le plus dur, c’est donc essayer de voir un tant soit peu dans son âme, dans sa nature, de chercher une réponse à la question qui suis-je, qu’est-ce qui me fait souffrir et pourquoi ? Quel est mon rapport avec la vie ? Qu’est-ce que le processus de vie ? L’artiste est celui qui s’intéresse à toutes ces interrogations, qui ne peut s’empêcher de tenter d’y répondre. L’artiste n’est pas celui qui est capable d’interpréter un rôle sur scène, qui peut montrer un visage drôle ou triste, qui sait bien parler ou danser. C’est avant tout celui qui ne peut s’empêcher de tenter de prendre conscience de soi et de sa vie par le théâtre. Tout le bonheur et le malheur qu’il a vécu, ses succès et ses échecs imprègnent sa création, son travail. Mais le théâtre ne se fait pas par une seule personne : se pose la question de la compagnie, du collectif. Il faut dans ce cas qu’il y ait une certaine âme collective, une certaine âme de famille. Et la naissance de cette âme collective, de cette âme de famille, constitue le problème principal du théâtre et son plus grand miracle.

Entretien réalisé par Agnès Santi


Remerciements à Sorour Kasmaï pour la traduction
 
25 ans du répertoire de Lev Dodine, du 7 novembre au 6 décembre. Spectacles en russe surtitrés en français, à la MC93 de Bobigny. Tél : 01 41 60 72 72

A propos de l'événement


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