Les Travaux et les jours
De façon à la fois drôle et cinglante, Valérie Grail réalise une mise en scène réussie de la pièce percutante du grand dramaturge Michel Vinaver.
1977. Ce bureau du service après-vente de la Maison Cosson est un lieu de travail, et un lieu de vie, où les relations ont été façonnées par le temps et les habitudes. La Maison Cosson, entreprise familiale, fabrique des moulins à café très réputés, que l’on répare et que l’on ne jette pas. Quatre des cinq protagonistes du service travaillent ensemble depuis longtemps : Nicole et Anne répondent aux réclamations des clients – ton « déférent et incisif », « bref », « personnalisé », chez Cosson, « on explique ». Guillermo, entré dans la maison « comme on entre en religion », est un réparateur de génie, passionné par son ouvrage. Nicole a quitté son mari pour lui. Le chef Jaudouard supervise. L’arrivée d’une piquante brunette de vingt ans perturbe l’équilibre : Guillermo et la jeune Yvette tombent amoureux, Jaudouard tente une approche grossière de la belle. Dans l’entreprise, chacun connaît ici quelque chose de l’histoire personnelle de l’autre. Nous ne sommes qu’au début de la révolution générée par l’ordinateur, tandis que s’ouvre aussi l’ère de l’appétit des grands groupes rachetant les petits. Valérie Grail ancre sa mise en scène dans la fin des années 70, à travers une scénographie “vintage“ et des costumes colorés, avec une tonalité burlesque bienvenue qui met l’accent sur l’absurde de la vie au travail, et de la vie tout court. Nos Temps modernes et techniques de “management“ appellent bien naturellement ce type de traitement ! Ce qui frappe dans ce texte, outre sa redoutable actualité, c’est l’enchevêtrement constant de l’intime et du professionnel, l’entrelacs des répliques qui fusent et se frottent, l’expression si spontanée des désirs, des inquiétudes et des soucis des uns et des autres, les collisions drolatiques entre le langage et le réel.
Invocation de la valeur travail dévoyée
La mise en scène parvient à faire écho de façon alerte, cohérente et cocasse à cet entrechoquement de la vie privée et de la vie au travail. Le tout-venant des mots et le jeu des acteurs se mettent en place et créent du sens, et cette mise en scène vivement rythmée et impeccablement interprétée se place résolument du côté des hommes et des femmes qui deviennent du jour au lendemain inadaptés aux nouvelles normes de l’entreprise, au nouveau P.A.B. (Plan d’Accroissement des Bénéfices). La pièce montre leur désarroi. Elle montre un changement radical de modèle économique, et à quel point l’invocation de la valeur travail peut être dévoyée au profit d’intérêts économiques écrasant toute autre considération. Un thème tous les jours au centre de nos médias… La partition théâtrale, mêlant si judicieusement l’affectif et l’économique, est aussi vivifiée par la bande sonore de Stefano Genovese. Ce que rappellent Michel Vinaver (alors PDG de Gillette France) et Valérie Grail, de façon drôle et cinglante à la fois, c’est que le travail, ce n’est pas seulement faire, c’est aussi être, être dans son entreprise, avec ses collègues et sa hiérarchie. Est-ce une valeur enterrée ? Sans doute non !
Agnès Santi
Les Travaux et les Jours de Michel Vinaver, mise en scène Valérie Grail. Du 25 avril au 2 juin, du mardi au samedi à 21h30, au théâtre Le Lucernaire, 75006 Paris. Tél : 01 42 22 26 50.