Fictions réelles ?
« Tous les personnages de cette pièce, à l’exception d’un seul, sont vrais, authentiques. » écrit Joël Pommerat en préambule de Cercles/Fictions. Peut-être les acteurs ne jouent-ils pas, qu’ils racontent leur vécu. Ou peut-être la fiction a-t-elle déjà commencé… L’auteur et metteur en scène explore au cœur de l’espace circulaire les lisières troubles du réel et de la fiction.
En introduisant ainsi le « vrai » au cœur du théâtre, espace de la convention, ne troublez-vous pas les frontières du réel et de la fiction, comme un écho critique à la « fictionnalisation » croissante des faits par les médias ?
Joël Pommerat : Ce processus de médiatisation produit notre réalité concrète, trouble le discernement. Poser la question du vrai fait partie du jeu de cette pièce, car un tel préambule influe sans doute sur le regard du spectateur. Peut-on regarder ce qui se passe sur la scène en ignorant cette confession ? J’aimerais que le public entre dans Cercles/Fictions sans autre information préalable, sans savoir « de quoi ça parle ». J’ouvre un champ d’interrogations, où chaque question – sociale, politique, psychologique…. – en amène une autre. C’est précisément les relations entre elles qui constituent le sujet. Dans mon processus d’écriture, le sens se dévoile à mesure du travail, dans l’empirisme du faire. Créer, c’est pour moi partir à la recherche d’un secret. L’œuvre naît pour répondre à une question, qui peu à peu s’impose et donne une direction qu’il me faudra explorer jusqu’au bout. Même si je suis plutôt rationnel, raisonnable, je crois à l’intuition, à l’inspiration, comme une réflexion souterraine, non explicitée, qui guide la recherche. Peut-être sortons-nous de l’époque de la mise en scène, qui décrypte les intentions d’un texte et détermine la signification avant l’expérience du plateau. Je crois que le point de vue échappe au metteur en scène, qu’il revient au spectateur de l’élaborer. L’artiste ne délivre pas un point de vue, il ne « parle » pas, mais laisse les choses parler, nous parler. Je me sens de plus en plus conteur, non au sens traditionnel, mais dans le désir de raconter une histoire à travers une suite de fragments, d’images, de sensations, de sonorités, de mots qui créent des liens, du sens. Comme un poème.
« le désir de raconter une histoire à travers une suite de fragments, d’images, de sensations, de sonorités, de mots qui créent des liens, du sens. »
Vous aviez jusqu’alors toujours créé en dispositif frontal, établissant un rapport singulier avec la salle. Comment l’espace influe-t-il sur l’écriture et que cherchez-vous dans le cercle ?
J. P. : L’espace, c’est la page blanche de l’écriture théâtrale. J’écris des spectacles, non des textes. Les textes sont les traces du théâtre. L’écriture ne s’amorce vraiment que lorsque je suis dans un espace donné, avec les acteurs, les lumières, le son… Elle peut commencer car elle n’isole pas les mots des gestes des corps. Jusqu’à présent, j’avais toujours créé dans un rapport frontal pour pouvoir orienter le regard du spectateur, non pas pour imposer un point de vue, mais pour maîtriser ce qu’on montre et ce qu’on cache, pour laisser un flou. Le sens naît de cette tension entre le visible et l’invisible, qui ouvre un espace d’ambiguïté donc d’interprétation. J’ai donc longtemps résisté à l’espace circulaire. Ma présence comme artiste en résidence aux Bouffes du Nord, théâtre où la scène s’avance en ellipse vers la salle, tout comme les discussions avec Peter Brook sur la multiplicité des regards, ont relancé la question différemment et m’ont poussé à chercher comment travailler avec et non contre ce lieu. Avec Eric Soyer, scénographe et créateur lumières, nous avons alors imaginé un cercle complet, qui permet une condensation de ce qui se passe au centre, une canalisation des énergies, des regards et qui rejoint finalement ce que je cherche dans l’échange entre le plateau et le public.
Comment le cercle influe-t-il sur la relation avec le spectateur ?
J. P. : Ce dispositif permet une grande proximité de la scène, un lien très intime avec les acteurs. Il intensifie les circulations entre les énergies qui se déploient sur scène et les énergies passives des spectateurs. D’autant que les gens se sentent, même s’ils ne voient pas ceux d’en face, dans la pénombre.
L’espace circulaire induit une vision panoptique, où rien ne peut être dissimulé. Ce qui renvoie évidemment à la problématique de l’authentique et de la fiction…
J. P. : C’est pour cela que cet espace m’a troublé… Il offrait une parfaite enceinte pour faire résonner différemment cette question.
Entretien réalisé par Gwénola David
Cercles/Fictions, texte et mise en scène de Joël Pommerat, du 26 janvier au 6 mars 2010, à 20h30, matinées les samedis 6, 20 février et 6 mars à 15h30, relâche dimanche et lundi, au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle, 75010 Paris. Rens. 01 46 07 34 50 et www.bouffesdunord.com. Le texte publié chez Actes Sud-Papiers. A lire : Joël Pommerat, troubles, de Joëlle Gayot et Joël Pommerat, éditions Actes Sud.