Je suis une fille sans histoire, conférence décalée, érudite et drôle d’Alice Zeniter

La vaste salle de l’espace 1789 à Saint-Ouen est pleine à craquer et pourtant s’annonce un spectacle qui va pendant 1h25 nous parler de narratologie ! Le sujet pourrait paraître rébarbatif mais la présence sur scène d’Alice Zeniter explique peut-être à elle seule ce succès d’affluence. L’écrivaine révélée par le roman L’art de perdre s’y confirme effectivement être une touche-à-tout de grand talent. Dramaturge également et comédienne, elle interprète et met en scène un essai théâtral qu’elle a constitué autour des récits qui organisent notre représentation du monde. Ancienne élève de l’ENS, elle y fait montre de sa capacité à solliciter des références érudites et à les vulgariser sans jamais tomber dans l’à-peu-près ni l’obscur, se tenant toujours en équilibre entre la rigueur de la réflexion et sa très séduisante mise en spectacle. Avec un igloo de papier, des tas de feuilles dispersées et un paper board qui sert aussi de tableau de projection, Alice Zeniter se mue en conférencière capable par exemple de retrousser son pantalon pour passer sa cheville à la moulinette d’une très amusante sémiologie à la  manière de Roland Barthes.

Quels récits pour faire changer le monde ?

On ne relatera pas ici tout ce que l’on apprend sur ces récits qui nous façonnent. Le titre laisse évidemment entrevoir la part féministe du propos – quelle place pour les femmes dans les histoires partagées ? – mais si cette dimension revient régulièrement, elle ne constitue pas pour autant le cœur du sujet. Mentionnons simplement qu’on comprend entre autres pourquoi les récits de cueillette de la préhistoire ont été supplantés par ceux de chasse, pourquoi nous sommes des êtres de récits bien plus que d’expériences, sur quels principes reposent ces « machines affectantes » théorisées par Frédéric Lordon ou encore ce que dit d’une histoire le test de Bechdel. Autant de sujets qu’Alice Zeniter aborde en pédagogue avec son micro serre-tête et qu’elle fait régulièrement glisser vers de microfictions lors desquelles elle se mue en personnage double d’elle-même. Pleine d’autodérision, d’humour, Alice vogue ainsi d’Anna Karénine à Umberto Eco en passant par La Poétique d’Aristote pour analyser ce qui nous happe dans la fiction et l’utilisation politique qui peut être faite de nos affects. Loin d’être des individus de raison, nous sommes bien des êtres de chair et de sentiments et la question qui sous-tend ce spectacle parfaitement construit est bien celle des récits qu’il faudrait maintenant faire advenir pour que change le monde.

Eric Demey