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Danse(s) et politique(s) : donner sens à l’art en action

Danse(s) et politique(s) : donner sens à l’art en action - Critique sortie Danse
© E. Hochberg

Entretien Laure Guilbert

Publié le 27 février 2016

Cofondatrice et présidente de l’Association des Chercheurs en Danse de 2007 à 2014, Laure Guilbert a codirigé avec Patrick Germain-Thomas le quatrième numéro de la revue Recherches en danse, intitulé Danse(s) et politiques(s). Un champ de recherche passionnant qui conjugue diverses approches, à travers le temps, l’espace et les contenus, et qui explore un lien encore méconnu entre danse et politique. Un apport remarquable qui donne sens à l’art en action.

Dans un lien à l’histoire de la danse sans doute fantasmé, notre imaginaire collectif tend à associer la danse à un art apolitique. Qu’en pensez-vous ?

Laure Guilbert : La danse est un art singulier qui ne passe pas par l’écrit ou le langage parlé et ne laisse pas de patrimoine matériel aux générations suivantes. Il est donc plus délicat de lire le lien entre la danse et le politique qu’avec les autres arts. Un lien pourtant passionnant et très fort, chaque époque témoignant d’une complexité qui dément les éventuels stéréotypes qui y sont attachés. On associe par exemple à la danse classique, qui plonge ses racines dans les politiques artistiques des monarchies d’Ancien régime, l’image d’un art figé, conservateur. Mais l’histoire du Ballet de cour au XVIIème siècle montre que c’était un art innovant, qui a ouvert des champs nouveaux à la pratique et à l’esthétique de la danse. Inversement, on imagine que la post-modernité, radicale dans ses formes, était accompagnée d’un engagement critique de même intensité envers la société, alors que ce lien n’était pas aussi direct. Un autre exemple frappant est celui des relations entre avant-gardes et idéologies totalitaires du XXe siècle : de nombreux acteurs de la danse moderne en Allemagne ont participé à la vie artistique du nazisme, de même que de nombreux chorégraphes classiques ont élaboré l’esthétique stalinienne du ballet. Mais les mémoires héritées de cette époque ont été travaillées par la tentation de masquer ces réalités. Les processus sélectifs de la mémoire ont tendance à retenir ce qui arrange les besoins de chaque génération, l’engagement de l’art pour la cause du « beau » et du « bien ». Peu de travaux ont été réalisés pour déconstruire ces imaginaires collectifs qui nous façonnent encore, et ces sujets sont parfois difficiles à assumer tant par la communauté artistique qu’universitaire.

L’idée du beau dans la danse a-t-elle contribué à construire l’oubli du politique ?

L. G. : L’enjeu est de décrypter ce qu’est le « beau », ce que l’on entend par art et quelles sont les idéologies qui sont véhiculées dans les formes et dans les pratiques. Un exemple relativement récent montre que l’idée du beau dans l’art a conservé son caractère normatif. En 1994, la pièce Still/Here de Bill T. Jones, qui mettait en scène des hommes atteints du sida en phase terminale, a suscité aux Etats-Unis une importante controverse médiatique. Les opposants à l’œuvre refusaient au chorégraphe le droit de s’engager dans des causes sociétales qui sortent l’artiste de ses missions idéales au service de « l’art pour l’art ».

« On ne peut faire abstraction des façonnements et des positionnements du corps dans l’espace social. »

Aujourd’hui, les danseurs expriment souvent la volonté de réfléchir à notre monde à travers leurs créations. Est-ce une caractéristique de notre époque contemporaine ? 

L. G. : Je ne pense pas que cet engagement soit nouveau. Cette question traverse toute l’histoire de la danse. Dans tous les contextes, il est intéressant d’apprendre à décrypter ce qui est politique dans le geste d’un artiste – dans le thème, dans la forme, dans le positionnement socioculturel. Au XIXème siècle, le fait qu’une femme affirme sa créativité en tant que chorégraphe était en soi un geste fort car rare. Aujourd’hui, dans les pays où la danse contemporaine est vivante, de nombreux artistes éprouvent le besoin de s’emparer de sujets sociétaux à travers leur art. Cette saison à Berlin, Sasha Waltz reprend Continu, en lui donnant une inflexion particulière dans le contexte des migrations syriennes. Lorsque l’on regarde le parcours de vie d’un artiste, on trouve toujours une ou plusieurs œuvres engagées, même si la majeure partie de sa production relève essentiellement d’enjeux esthétiques. Je suis par exemple intriguée par Herrumbre, création de Nacho Duato, connu pour ses chorégraphies fluides et harmonieuses, qui s’empare dans cet opus de la question des prisonniers de Guantanamo. Parfois, dans un autre ordre d’idées, les mémoires se cristallisent sur certaines œuvres engagées au détriment d’autres. Je pense à Kurt Jooss, mondialement connu pour La Table verte, mais dont une autre pièce forte, Chemin et Brouillard, évoquant la désespérance de l’après-guerre, a été oubliée.

Comme la danse se dispense de langage parlé, peut-on dire que peut-être elle aurait une certaine facilité à dépasser les cultures nationales ?

L. G. : On ne peut faire abstraction des façonnements et des positionnements du corps dans l’espace social. La danse a été un véhicule d’expression des nationalismes dans l’art. La recherche s’est encore peu penchée sur ces questions. Mais elle a un rôle à jouer pour souligner aussi d’autres phénomènes. Les danseurs, les chorégraphes et les pédagogues ont toujours voyagé et traversé les frontières. Ils ont participé à la circulation des oeuvres, des idées et des techniques, et ont contribué à impulser des processus d’hybridation et de transfert qui ont fait évoluer les contextes artistiques tant locaux que transnationaux. Ces processus commencent seulement à être mis à jour, les recherches s’étant longtemps focalisé sur les espaces nationaux. Cette approche nouvelle est possible parce que les chercheurs eux-mêmes s’inscrivent de plus en plus dans des circuits de travail internationaux et multiculturels. Cela contribue à faire émerger une prise de conscience plus aigüe des liens entre la danse et le politique, même si ce champ demeure encore minoritaire dans les recherches actuelles.

 

Propos recueillis par Agnès Santi

 

A lire

Danse(s) et politique(s), Recherches en Danse, n°4, décembre 2015, http://danse.revues.org/1056  

Danser avec le Troisième Reich. Les danseurs modernes sous le nazisme, Bruxelles, Editions Complexe, 2000, André Versaille Editeur, 2011

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