La formation théâtrale en France
Assurer aux jeunes comédiens sécurité technique et incertitude philosophique
Essayiste* d’origine roumaine, professeur d’études théâtrales à
Paris-III-Sorbonne nouvelle et à l’université catholique de Louvain-la-Neuve en
Belgique, Georges Banu envisage l’idéal d’une formation théâtrale qui
corresponde à une « pédagogie du processus » et qui s’attache à valoriser les
potentiels ainsi que les singularités propres à chacun.
Selon vous, quelles sont les connaissances fondamentales que doit permettre
d’acquérir un cursus de formation d’acteur ?
Georges Banu : Il me semble que le point essentiel est d’assurer aux
jeunes comédiens à la fois une sécurité technique et une incertitude
philosophique. C’est-à-dire qu’il faut apprendre aux élèves à questionner les
textes de façon profonde, personnelle, à sortir des chemins balisés des vérités
toutes faites pour se positionner face aux pièces à travers une forme
d’inquiétude fondamentale. Parallèlement à cela, les cours de théâtre doivent
bien sûr permettre aux étudiants d’acquérir les moyens techniques indispensables
pour pouvoir se dégager le plus aisément possible des problèmes formels et, de
ce fait, se consacrer pleinement à ces questionnements d’ordre textuel.
Au-delà des bases techniques, il vous paraît ainsi essentiel d’apprendre aux
aspirants comédiens à « penser l’auteur »?
G. B. : Tout à fait. Et je pense que cette part de l’enseignement est
particulièrement valorisée en France, ce qui n?est pas forcément le cas dans
d’autres pays. Ici, on s’entraîne beaucoup à interroger la pensée de l’auteur,
on développe cette capacité extraordinaire qu’a l’acteur français de sonder tous
les aspects et toutes les implications des textes. Cette pratique intellectuelle
que je trouve très noble est d’ailleurs, selon moi, l’une des principales
caractéristiques et l’un des atouts majeurs de la formation théâtrale
hexagonale. En contrepartie, le niveau technique est sans doute, ici, plus
faible qu’ailleurs. Car j’ai l’impression qu’en France, généralement, on tente
avant tout de mettre en valeur l’identité créative de chaque élève, de ne
surtout pas détruire le germe de son individualité, d’ouvrir au maximum le champ
de ses possibles.
« Je pense que les fondamentaux ne peuvent s’acquérir qu’à travers une
rencontre professeur/élève qui s’établisse dans le long terme. (?) Pour moi,
former quelqu’un au théâtre est véritablement une ?uvre. »
Cette propension à vouloir favoriser l’épanouissement personnel au détriment
du carcan technique vous semble-t-elle vertueuse ?
G. B. : Oui, des plus vertueuses. Et à ce titre je dois dire que je suis
partisan d’un système de formation théâtrale qui se construise sur la durée, une
forme de « pédagogie du processus » qui parte du simple pour aller vers le
complexe.
Ce type d’enseignement s’oppose à ce que l’on pourrait appeler la « pédagogie
de l’événement », c’est-à-dire à un système très fractionné faisant intervenir
diverses grandes personnalités durant des périodes très brèves. Car, je pense
que les fondamentaux ne peuvent s’acquérir qu’à travers une rencontre
professeur/élève qui s’établisse dans le long terme, une relation pérenne,
ouverte, qui sera le socle de l’enrichissement et de l’apprentissage de
l’étudiant.
Qui du comédien ou du metteur en scène a, selon vous, la plus grande
légitimité à enseigner l’art de l’acteur ?
G. B. : Je pense que c’est tout simplement celui qui en éprouve
véritablement le besoin. Peu importe que cette personne soit metteur en scène ou
comédien, si elle se sent intimement impliquée dans cette ?uvre de germination
qu’est la formation. Car pour moi, former quelqu’un au théâtre est véritablement
une ?uvre. Fondamentalement, je crois qu’un grand pédagogue est un professeur
qui aime se trouver au point de l’origine, qui aime assister à la naissance de
l’acteur : déceler ses dons, l’aider à trouver sa voie, à cultiver sa
singularité? Ce qui compte par-dessus tout, c’est donc l’ouverture et l’intérêt
que porte le professeur à l’éclosion artistique de l’élève qui se trouve en face
de lui.
Le fait d’être un grand metteur en scène n?implique donc pas d’être un grand
pédagogue ?
G. B. : Absolument pas. Par exemple, pour moi, Claude Régy et Peter Brook
ne sont pas de grands pédagogues. Ce qui les intéresse essentiellement, c’est le
processus artistique, la recherche scénique, et non le comédien en tant que tel.
Ce qui n?était pas le cas d’Antoine Vitez et ce qui n?est pas, aujourd’hui,
celui de Jacques Lassalle, qui sont peut-être les deux plus grands pédagogues
français. Mais en dehors de la France, le grand maître du XXème siècle, c’est
sans aucun doute Grotowski, qui a toujours travaillé à placer ses élèves dans la
position de créateurs façonnant et inventant leur propre matériau artistique.
Entretien réalisé par Manuel Piolat Soleymat
*Dernier ouvrage paru : La Scène surveillée, Arles, Actes Sud,
2006.