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"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Focus -273-Le Théâtre du Prisme crée Mesure pour Mesure

Mesure pour Mesure d’Arnaud Anckaert, une dystopie tout en ambiguïté et radicalité

Mesure pour Mesure d’Arnaud Anckaert, une dystopie tout en ambiguïté et radicalité - Critique sortie Théâtre Arras
© D. R. Arnaud Anckaert et ses comédiens.

Texte de William Shakespeare / adaptation et mes Arnaud Anckaert
Entretien

Publié le 25 janvier 2019 - N° 273

Les notions de pouvoir, justice, faute, mais aussi le désir qui s’immisce au cœur des rouages politiques et religieux. Avec Chloé André, Alexandre Carrière, Roland Depauw, Pierre-François Doireau, Fabrice Gaillard, Maxime Guyon, Yann Lesvenan, Valérie Marinese, Amélia Ewu et David Scattolin, le Théâtre du Prisme fait vivre une fable initiatique qui conjugue rigorisme et désordre, en éclairant les dérives d’une société de marchandages. 

Qu’est-ce qui vous a décidé à mettre en scène Shakespeare ?

Arnaud Anckaert : Depuis la création de notre compagnie en 1998, nous affirmons un goût pour les écritures contemporaines, nous avons découvert et fait découvrir en France divers auteurs d’aujourd’hui, notamment anglo-saxons, tels par exemple parmi ces derniers Dennis Kelly, Nick Payne, Alice Birch, Duncan Macmillan… Tous les deux ans, nous organisons depuis 2013 un festival de lectures, spectacles et performances intitulé Prise directe, qui éclaire des textes d’aujourd’hui en prise avec le vécu de notre monde. Lorsque j’étais artiste associé à la Comédie de Béthune, l’équipe de direction nous avait demandé des conseils artistiques à propos du Théâtre du château d’Hardelot, théâtre élisabéthain circulaire entièrement construit en bois et Centre Culturel de l’Entente Cordiale franco-britannique. C’est à ce moment qu’a germé l’idée de mettre en scène moi-même une pièce de Shakespeare, ce qui n’est pas incongru lorsqu’on s’intéresse autant aux auteurs anglo-saxons ! Nous avons alors avec des acteurs que je connais bien initié un laboratoire à la Comédie de Béthune et au Théâtre du château d’Hardelot, afin d’explorer deux pièces dites problématiques ou inclassables, Le Marchand de Venise et Mesure pour Mesure. Le travail avec les comédiens nous a conforté dans l’idée de mettre en scène cette matière incroyablement dense et profonde. A l’heure où les extrêmes s’affirment sans complexes, je ne me sentais pas suffisamment armé pour me confronter au cadre antisémite qui imprègne Le Marchand de Venise, malgré le fait que Shylock y apparaisse comme une victime, et j’ai finalement laissé de côté cette pièce aussi magnifique qu’inquiétante. J’ai donc choisi Mesure pour Mesure, une œuvre passionnante, complexe, où tout est paradoxal, où les questions du pouvoir, de la faute, du jugement, des contradictions de la nature humaine sont mises en jeu de manière éblouissante.

Quels sont les ressorts de l’intrigue ?

A.A. : Dans la ville imaginaire de Vienne, en proie à une crise économique et sociale et à une crise des valeurs, le Duc Vicento, homme solitaire, décide de quitter provisoirement le pouvoir et de le confier à Angelo, plus jeune que lui et moins expérimenté. Figure trouble, le Duc affirme vouloir ainsi sonder les mécanismes du pouvoir. De fait, il reste sur place et prend l’apparence d’un moine capuché qui observe et agit. L’ordre doit régner à nouveau pour faire progresser la société : c’est la mission d’Angelo. Les motivations du Duc semblent multiples. Ne sait-il plus comment gouverner et appliquer ses mesures ? Cherche-t-il un sens à son existence, ou à mieux se connaître ? A-t-il peur de la manière dont il va être jugé ? Angelo trouve matière à exercer son pouvoir en condamnant à mort le jeune Claudio, accusé d’avoir eu des relations sexuelles hors mariage. Sa sœur Isabella, religieuse novice, tente d’intercéder auprès d’Angelo pour sauver son frère et se trouve confrontée à un odieux chantage : se donner à lui ou laisser son frère mourir. Diverses figures archétypales gravitent dans cette ville fragilisée – nonne, mère maquerelle, hommes de pouvoir, juge, policier, clown… -, où les êtres révèlent leurs contradictions.

« La pièce propose au spectateur de se confronter à tous les pôles contradictoires qui existent à l’intérieur de l’être humain. »

Maxime Guyon et Chloé André (Angelo et Isabella).© BrunoDewaele

En quoi les protagonistes et la société même où ils vivent sont-ils paradoxaux ?

A.A. : Dans un tel monde d’impostures, de manipulations, marchandages et faux-semblants, tous les personnages sont ambigus et duels. La figure de la sainte croise celle de la prostituée, le modèle de l’homme de pouvoir puritain et rigoriste celui d’un être guidé par ses désirs sexuels : le religieux et l’érotisme s’entremêlent, de même que les bonnes intentions et la cruauté. En faisant appel à Angelo, le Duc fait preuve d’un opportunisme sordide qui lui permet de réinvestir le pouvoir en soignant son image. C’est lorsque Isabella et Claudio se déchirent qu’il fait preuve d’humanité et assume ses responsabilités. Le personnage si complexe du Duc me fascine !  Les épreuves initiatiques que traversent les protagonistes interrogent profondément les notions d’ordre, de responsabilité et de justice. Loin de l’idée d’une verticalité simplificatrice, la pièce est spirituelle parce qu’elle propose au spectateur de se confronter à tous les pôles contradictoires qui existent à l’intérieur de l’être humain. Le texte questionne aussi un thème que j’ai régulièrement exploré à travers les écritures contemporaines : celui du couple et des rapports entre les hommes et les femmes, où s’exerce la domination masculine à travers un ordre paternaliste. Objet de tractations ou de fantasmes, soumise à une exigence de pureté, confrontée à un mariage forcé, la femme est au centre d’une intrigue à rebondissements.

« Shakespeare nous oblige à repenser les fondamentaux du théâtre. »

La pièce résonne avec notre actualité. En tenez-vous compte dans votre mise en scène ? Comment avez-vous procédé pour adapter le texte ?

A.A. :  Avec une jeune femme qui se radicalise et un homme radical qui exerce le pouvoir, la pièce fait écho à notre monde à travers divers aspects politiques et religieux. Je me souviens à cet égard de l’enseignement de Jean-Pierre Vincent qui disait à propos de la mise en scène : « Il faut brûler la ficelle par les deux bouts : celui de l’histoire et celui du présent. » Je me suis fié à cet équilibre, sans chercher à faire résonner de manière appuyée les correspondances avec l’actualité. Je crée une dystopie qui n’est pas une reconstitution du présent, qui interroge des notions humaines essentielles. Si la pièce est ancrée dans une société en crise, elle est aussi une plongée dans la nature humaine. A partir de plusieurs traductions, j’ai réalisé une adaptation qui a nécessité un temps long, en passant par une première phase de schématisation avant de réinjecter de la complexité, de l’humour, afin de pouvoir conserver les pôles comique et dramatique qui coexistent. Au-delà du champ psychologique, je fais confiance à la langue, je considère comme vrai tout ce qui disent les personnages. J’ai réactualisé certains jeux de mots qui ont perdu leur impact comique, en me souvenant que certaines parties du texte étaient improvisées. Dans la lignée du théâtre élisabéthain, j’ai voulu à travers par exemple les entrées et les sorties exacerber le rapport scène salle. Le théâtre peut ici devenir le décor où éclate un scandale.

Que vous inspire cette aventure shakespearienne pour votre travail ?

A.A. : C’est un travail passionnant, une expérience théâtrale et humaine géniale ! Shakespeare nous fait grandir, relève l’exigence. Il nous oblige à repenser les fondamentaux du théâtre, à réfléchir à tous les ingrédients qui le constituent, à revenir à l’essentiel du point de vue de la forme comme du fond.

 

Propos recueillis par Agnès Santi

A propos de l'événement

Mesure pour Mesure d’Arnaud Anckaert
du mardi 26 février 2019 au jeudi 28 février 2019


Les 26 & 28 février 2019 à 20h30, le 27 à 19h30. Tél : 09 71 00 56 78.

Puis au Manège à Maubeuge le 8 mars 2019, à La Comédie de Béthune, CDN Hauts-de France les 26, 27, 28 & 29 Mars 2019, à La Comédie de Picardie à Amiens les 2, 3 & 4 avril 2019, au Théâtre Romain Rolland à Villejuif le 6 avril 2019, au Théâtre Benno Besson à Yverdon-les-Bains les 10 & 11 avril 2019, au Bateau Feu à Dunkerque les 25 & 26 avril 2019, à La Barcarolle à Arques le 21 mai 2019, au Château d’Hardelot les 23 & 24 mai 2019.

Le Théâtre du Prisme en tournée 

Toutes les choses géniales et Séisme de Duncan Macmillan.

Simon la gadouille de Rob Evans.

 

www.theatreduprisme.com

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