L’imaginaire comme arme contre l’oppression
Didier Bezace présente Que la noce commence, [...]
Focus -202-Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux
Après Nora, Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne, revient à Ibsen avec Hedda Gabler. Il dissèque à vif ce drame écrit en 1890 pour faire entendre les angoisses et les mécanismes brutaux qui hantent la société d’aujourd’hui.
La décision de mettre en scène un texte du répertoire a toujours été liée chez vous au lien que vous pouvez établir avec notre époque. Qu’en est-il pour Hedda Gabler ?
Thomas Ostermeier : Cette pièce évoque pour moi le dilemme entre carrière et famille auquel les femmes sont souvent confrontées, surtout en Allemagne, pays conservateur où la libération de la femme n’est pas allée aussi loin que dans d’autres pays occidentaux, et où la politique familiale, en particulier en matière de crèches, se montre très peu favorable. Hedda Gabler, éprise d’un idéal de beauté et de grandeur, espérait une vie agréable et pensait trouver dans le mariage les moyens de ses ambitions. Elle se retrouve coincée dans une existence étriquée qui l’ennuie mortellement. Pourtant, au moment où elle s’engage dans cette voie, elle pressent – voilà son drame – l’erreur, le leurre, le gâchis, mais elle n’a pas le courage de quitter cette route. Elle cherche alors à prendre le pouvoir, à coups d’intrigues, de jeux troubles de séduction et de manipulation. Par son obsession destructrice, exacerbée par la désillusion et le désoeuvrement, elle brise les murs de sa prison en même temps qu’elle se détruit elle-même.
Malgré ses airs émancipés, Hedda reste très soucieuse des convenances sociales…
T. O. : Elle est partagée entre volonté de domination et soumission aux conventions. La bourgeoisie allemande est toujours soumise à la tyrannie des apparences et du statut social, d’autant plus que le marasme économique a attisé l’angoisse du déclassement et la compétition. L’âpreté de la concurrence et la rudesse anxiogène des relations humaines se doublent d’une peur de la déchéance sociale, drame collectif qui touche toute les couches de la population.
Hedda montre cependant une relation ambiguë à sa féminité : elle refuse le rôle d’épouse, de maîtresse mais aussi de mère…
T. O. : Autant de figures imposées de la femme. Ce refus participe de sa schizophrénie. Son incapacité à s’extirper du modèle bourgeois renvoie à la situation de notre époque, où les alternatives semblent avoir disparu.
Comment avez-vous travaillé avec Katharina Schüttler, qui campe une Hedda très différente du stéréotype ?
T. O. : Je voulais une jeune comédienne qui sorte justement du cliché. Avec Katharina Schüttler, une des actrices les plus douées de sa génération, nous avons cherché un langage très quotidien, très naturel. Mon mode de travail avec les acteurs consiste moins à les diriger qu’à trouver avec eux le chemin de leur personnage et le rythme, au sens presque musical, de la représentation. Sur le plateau, je donne des indications très concrètes sur les mouvements, les déplacements, les relations entre les acteurs, les rapports avec les objets et l’espace. L’état intérieur des personnages s’exprime à travers un enchaînement d’actions physiques.
Hedda a également un rapport très trouble au réel : elle semble presque le nier tant elle voudrait vivre dans son monde idéalisé. Comment avez-vous appréhendé cet aspect ?
T. O. : Je conçois la mise en scène comme une exploration du réel qui révèle ce qui se joue au-delà de l’image superficielle. En ce sens, le réalisme consiste à dévoiler l’intériorité masquée derrière la façade. Si mon approche scénique utilise des effets de réel et s’appuie sur un langage réaliste dans un espace concret, elle tente de restituer la perspective intérieure des personnages. La pièce d’Ibsen m’intéresse parce qu’elle pénètre dans la réalité de la relation homme-femme et dans la cage d’or que constitue la famille bourgeoise. En dépit de leur apparente amabilité, les rapports humains n’existent presque plus dans ce monde très froid. La bombe est à l’intérieur même du système, dans le couple. Avec Nora ou Hedda Gabler, je peux interpeller le public là où il se situe socialement et exprimer mon regard sur notre temps. Les spectateurs peuvent se sentir de plain-pied dans les décors très design mais, peu à peu, ce monde explose et révèle, de façon peut-être plus tangible, les peurs et les mécanismes sociaux très brutaux de la société actuelle.
Entretien réalisé par Gwénola David-Gibert
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