La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Focus -272-Le Munstrum Théâtre

Et si on montrait Sisyphe heureux ? Entretien avec Louis Arene et Lionel Lingelser

Et si on montrait Sisyphe heureux ? Entretien avec Louis Arene et Lionel Lingelser - Critique sortie Théâtre Mulhouse La Filature à Mulhouse
© Zoé Arene Louis Arene, comédien, metteur en scène, plasticien et créateur de masques. © Stéphane Pitti Lionel Lingelser, comédien et metteur en scène.

Publié le 17 décembre 2018 - N° 272

Pour chacune de leurs créations, Louis Arene et Lionel Lingelser fabriquent des univers étonnants, qui s’emparent de problématiques contemporaines.

Comment s’est construit votre univers théâtral ?

Lionel Lingelser : Nous nous sommes rencontrés au Conservatoire National à Paris, où nous avons partagé un goût commun pour un théâtre engagé, physique, performatif. Nous y avons notamment rencontré Mario Gonzalez et Christophe Patty, dont le travail avec le masque a constitué un choc esthétique et libéré pour nous des énergies de jeu très fortes. Juste après le Conservatoire, j’ai rejoint la troupe d’Omar Porras et interprété, masqué, le rôle-titre des Fourberies de Scapin, une expérience incroyable. Notre univers s’est construit grâce à divers apprentissages et rencontres, au mûrissement d’une réflexion nourrie de savoirs et de techniques que nous nous sommes appropriés puis que nous nous sommes efforcés de réinventer. La compagnie rassemble aujourd’hui divers créateurs à part entière qui participent à l’écriture scénique en conjuguant tous les effets du théâtre. Le nom de Munstrum – qui m’a été soufflé par ma grand-mère, en dialecte alsacien – rappelle à la fois la dimension spectaculaire de notre théâtre, et son étrangeté questionnante. Que veut-on montrer ? Qu’est-ce que cela raconte de nos vies, de l’état du monde ?

Louis Arene : Notre théâtre en effet se saisit de nos inquiétudes, de nos angoisses et de nos aspirations. Nous nous emparons de problématiques contemporaines, telles que le désastre écologique, la violence du monde, les fondements de la société qui se craquellent. Avec une charge, une densité, et souvent un onirisme décalé qui s’inscrivent dans une tension entre tragique et comique, entre ombre et lumière. Car c’est dans l’ambivalence qu’émerge quelque chose de vrai, de beau, qui questionne l’imaginaire. Le théâtre est un art particulier, qui touche et émeut. Je me souviens que lorsque nous travaillions au Conservatoire avec Alain Françon sur des textes d’Edward Bond ou Samuel Beckett, il nous disait de prendre conscience de la douleur du monde avant de monter sur le plateau, d’embrasser cette douleur. Notre travail cependant préserve l’espoir, aspire à la beauté. Nous avons besoin d’ouvrir le cœur des gens, de célébrer la tolérance et la complexité contre le formatage et les idées arrêtées. Pour créer nos univers scéniques, nous mobilisons tous les outils dont le théâtre dispose : masques, sons, lumières, costumes, scénographie… Lorsque j’étais pensionnaire de la Comédie-Française, je me suis beaucoup nourri de l’expérience exceptionnelle des corps de métiers qui y œuvrent.

« C’est dans l’ambivalence qu’émerge quelque chose de vrai, de beau. » Louis Arene  

« Le masque est pour nous un outil théâtral qui agit comme révélateur. » Lionel Lingelser

De quelle manière réinventez-vous le masque ?

L. L. : Ancestral, le masque initie un rituel qui permet d’atteindre quelque chose de plus grand que soi. Loin de tout archétype, le masque est pour nous un outil théâtral qui agit comme révélateur. Il crée un trouble, une étrangeté. Il nous déplace, nous transforme de manière ténue mais essentielle. Plusieurs de nos spectacles sont ancrés dans des atmosphères de fin du monde, où les humains essaient de se reconstruire et de s’aimer. Les masques que Louis fabrique, parfois semblables à une seconde peau, créent une sorte d’homme augmenté. Le masque oblige à une sincérité extrême, à une profondeur et une justesse éloignées de toute grandiloquence. Chaque spectacle génère un masque singulier, jusqu’au nez rouge du clown.

L. A. : Le masque nous a permis de travailler la transformation du personnage en prolongeant le plaisir ludique des comédiens que nous sommes. Il implique un travail choral et une respiration en commun. Il permet de réaliser un grand écart entre le comique et le tragique, entre l’effroi et l’enfance. Ce qui nous fascine, ce n’est pas tant le nouveau visage ainsi créé, mais ce qu’on ne voit pas, qui met en action l’imaginaire du spectateur. C’est pourquoi nos masques sont presque neutres, ils suppriment l’expressivité pour créer une émotion en creux, une projection. J’aime la rigueur et la technique que le masque impose. Pour Le Chien, la nuit et le couteau, j’ai travaillé une matière utilisée pour fabriquer des prothèses orthopédiques, très fine et légère, avec la couleur de la peau.

Comment avez-vous abordé ce texte de Marius von Mayenburg ?

 L. A. : Ce texte retrace la traque nocturne du jeune M., perdu sur une route inconnue, qui rencontre ses démons, ses peurs, ses amours et ses rêves. La pièce nous rappelle Alice au Pays des merveilles, une fable qui a hanté notre enfance, mais aussi L’Etranger ou Le mythe de Sisyphe de Camus. Confronté à la barbarie de l’époque, M. découvre le libre arbitre, la possibilité de la révolte. Je me suis inspiré des films de David Lynch ou des peintures de Francis Bacon pour définir l’atmosphère de la pièce, qui prend en charge l’effroi pour le dépasser : les yeux derrière le masque ont soif de vie, de lumière, comme si Sisyphe pouvait envisager une forme de liberté et de bonheur.

L. L. : La pièce se déploie comme une épopée kafkaïenne, qui interroge la perte d’identité, mêle le grotesque, la folie, l’étrange et le sublime. Le théâtre nous permet de réenchanter un réel violent, à travers une plongée onirique. Par un effet de miroir légèrement déformant, nous interrogeons notre humanité, le monstre en nous. Notre prochaine création, 40° sous zéro, déploiera aussi une poésie étrange, où la douleur est mise à distance dans un éclat de rire. En compagnie d’un auteur cher à notre cœur, Copi*.

Propos recueillis par Agnès Santi

A propos de l'événement

*40° sous zéro, L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer & Les quatre jumelles.
du mardi 5 mars 2019 au vendredi 8 mars 2019
La Filature à Mulhouse
20, Allée Nathan Katz, 68100, France

Le 23 mars au Théâtre de Vanves dans le cadre du Festival Artdanthé.

www.munstrum.com

x

Suivez-nous pour ne rien manquer sur le Théâtre

Inscrivez-vous à la newsletter

x
La newsletter de la  Terrasse

Abonnez-vous à la newsletter

Recevez notre sélection d'articles sur le Théâtre