Propos recueillis / Joël Dragutin
Le théâtre, forum de démocratie Directeur du [...]
Focus -216-Colloque national Théâtre 95 / Cergy-Pontoise
Voix forte de la philosophie contemporaine, Myriam Revault d’Allonnes, professeur des universités à l’Ecole pratique des hautes études, définit et précise les enjeux posés par la thématique du colloque. Une conférence inaugurale en forme de synthèse particulièrement éclairante.
De quoi parlons-nous quand nous parlons de démocratie ?
Myriam Revault d’Allonnes : L’un des problèmes majeurs auxquels nous sommes confrontés est la polysémie et même l’indétermination conceptuelle et sémantique qui accompagne aujourd’hui l’usage du mot. La démocratie ne désigne pas seulement un régime de fonctionnement, une certaine manière d’organiser les relations de pouvoir à partir du principe fondamental de la souveraineté du peuple, mais aussi plus largement une forme de société, pour reprendre l’expression de Tocqueville ; autrement dit un horizon de sens et une expérience, peut-être même une épreuve, une « manière » d’être (ou de ne pas être ?) ensemble. La forme juridico-politique est inséparable d’un certain style d’existence, d’une assise mentale et affective. La démocratie est le lieu du commun propre à notre modernité et à son imaginaire. A cet égard, l’expérience démocratique englobe aussi bien les pratiques de pouvoir que les dispositions subjectives des citoyens, leurs modes ou leurs pratiques de subjectivation. Poser la question d’une démocratie « ébranlée», « confisquée », « à réinventer », c’est aussi s’interroger sur ce qu’est un sujet politique, sur la façon dont l’homme démocratique vit, agit, subit, réagit : comment est-il affecté par cette expérience et ses transformations ? On pourrait alors parler de la condition démocratique. Envisagée sous cet angle, la question n’est pas seulement celle d’un régime politique en crise – le « gouvernement représentatif » – mais elle conduit à interroger aussi les formes de vie et les processus qui travaillent le nous démocratique.
Quel(s) sens donnez-vous à l’idée d’une démocratie « ébranlée » ?
M. R. d’A. : Il y a deux manières de l’entendre. Une manière positive d’abord : que la démocratie soit consubstantiellement « ébranlée » est une évidence pour qui lui donne le sens d’une dynamique et non d’un état ou d’un régime de fonctionnement toujours identique à lui-même. Sans garantie transcendante, le pouvoir démocratique est investi en permanence par un interminable débat sur le légitime et l’illégitime, par l’institutionnalisation du conflit : qu’il s’agisse de la division sociale, de la séparation des sphères politique, économique, juridique et in fine de l’opposition irréductible des choix et des valeurs. Cette dynamique conflictuelle manifeste précisément une possibilité d’invention : on voit par exemple comment accèdent aujourd’hui au débat public des problèmes qui n’étaient – il y a quelques décennies encore – pas considérés comme des problèmes politiques : les femmes, la parité, l’homosexualité, la famille, la filiation, etc. Plutôt que d’y voir un recul du politique, on peut penser que cette extension du périmètre des affaires publiques est liée à la dynamique démocratique. Mais aujourd’hui, la démocratie est aux prises avec des phénomènes de déliaison et de décomposition qui se sont considérablement amplifiés et qui ont changé de nature : la mondialisation, les développements insaisissables du capitalisme financier, l’insécurité sociale croissante, l’épuisement des modalités traditionnelles de l’action politique, la dilution des idéaux, l’absence même de tout réconfort existentiel. Cet ébranlement, nous le percevons de façon négative car nous n’y voyons pas – à juste titre – l’effet d’une dynamique démocratique qui se construirait comme un processus inachevable mais à l’inverse une atteinte à la dynamique démocratique et à sa créativité. Nous y repérons, nous y lisons quelque chose comme un épuisement de la démocratie.
Peut-on parler de démocratie « confisquée » ?
M. R. d’A. : Là encore, il y a plusieurs manières d’entendre l’expression. L’idée d’une démocratie « confisquée » n’est pas absolument nouvelle : elle est apparue avec les critiques de la démocratie « formelle » qui ont porté le soupçon sur la confiscation de la démocratie politique par les puissances économiques. La démocratie dite « formelle » a ainsi été un objet majeur de la critique marxiste qui voyait dans le principe de la représentation un leurre destiné à masquer les inégalités réelles, et dans l’Etat l’appareil de domination de la classe possédante. Aujourd’hui l’idée que nous nous faisons de la démocratie confisquée, la perception que nous en avons est différente. Tout le monde ou presque se dit « démocrate » mais derrière le maintien des apparences ou du fonctionnement des institutions démocratiques se déploie et se développe une forme de rationalité politique qui opère un véritable processus de dé-démocratisation.
En quoi consiste ce processus de dé-démocratisation ?
M. R. d’A. : Un certain « art de gouverner » a tendance, aujourd’hui, à soumettre les multiples dimensions de l’expérience à des normes quantitatives et surtout managériales, aux normes de fonctionnement de l’entreprise. C’est ce qu’on appelle faute de mieux le « néo-libéralisme ». Tout se passe comme si ces critères d’efficacité, de rentabilité, de compétitivité, comme si la croissance économique fondaient la légitimité étatique. Comme si à la considération du bien commun s’était substituée la prise en compte du rapport entre les moyens et les résultats, mesuré de façon quantifiable. Ce type de rationalité cherche aussi à orienter les comportements individuels : les notions d’intérêt, de concurrence, deviennent les seules normes de comportement qui vaillent. Quand Jürgen Habermas parle de la tendance à la « dissémination » de l’idée démocratique dans de simples formes de gestion et de régulation, il cerne l’une des dimensions essentielles de la crise de la démocratie moderne. Le corrélat de cette « confiscation », c’est l’érosion du modèle démocratique, de plus en plus réduit au seul moment électoral qui aspire et réduit toute la vie politique. Référer la démocratie à autre chose qu’à un fonctionnement procédural, c’est poser la question fondamentale de l’organisation du pouvoir citoyen qui ne se limite pas à l’organisation d’une délégation de pouvoir mais qui implique, sur un mode actif et permanent, des formes de contrôle, de critique et d’évaluation, des contre-pouvoirs, mais aussi des initiatives qui sortent des cadres de la politique institutionnelle. Il ne peut pas y avoir de démocratie s’il n’y a pas de partage des formes de savoir, d’information, et s’il n’y a pas de délibération vivante sur tout ce qui constitue un monde commun. L’élection ne peut être le seul étalon de la légitimité et il faut dissiper cette illusion qui consiste à croire qu’on peut produire des mécanismes simples, pleinement « représentatifs » où les volontés du peuple seraient parfaitement transmises à des intermédiaires transparents et qui produiraient de bonnes décisions. En réalité c’est tout le sens de la « représentation » qu’il faut repenser.
Face à cette “confiscation-dépossession“, comment alors réinventer la démocratie ?
M. R. d’A. : Aujourd’hui se font jour, de manière plus ou moins brouillonne, plus ou moins dispersée, plus ou moins durable, des expériences contemporaines de reconquête de l’espace public, un peu à la manière dont Hannah Arendt définissait le monde commun : un monde de relations, d’ « inter-esse » car la politique, selon elle, était d’abord une manière d’habiter le monde qui prend naissance précisément dans cet « inter-esse », dans l’espace qui s’étend entre les hommes. Le problème est le caractère éphémère de ces divers mouvements : on a souvent pointé le caractère flou de leurs revendications et de leurs propositions et c’est sans doute la limite de leurs postulats non–représentatifs ou anti-représentatifs ; mais ce sont des moments et des lieux où l’on expérimente des politiques « en acte ». Ce ne sont pas des alternatives, ce sont des modalités inventives, mettant en évidence une autre dimension de la démocratie. Peut-on parler d’invention démocratique extra-institutionnelle ? On peut considérer que ces modalités sont une sorte de réaffirmation démultipliée du politique, de l’existence politique. Ce n’est pas une solution satisfaisante à elle seule mais on peut espérer que cette « réinvention » parviendra à se frayer un chemin au sein de la politique classique qu’elle contribuera à irriguer. La question reste au moins posée.
D’après la conférence inaugurale, propos recueillis par Agnès Santi
A lire : La Crise sans fin par Myriam Revault d’Allonnes (Seuil 2012)
Colloque national du 7 décembre 2013. Théâtre 95, Allée du Théâtre, 95 Cergy-Pontoise.
Tél : 01 30 38 11 99.
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