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Focus -201-ODEON / THEATRE DE L’EUROPE
Après Brume de Dieu en 2010, Claude Régy crée un nouveau texte de l’auteur norvégien Tarjei Vesaas. Il présente La Barque le soir : une longue navigation entre vie et mort interprétée par Yann Boudaud, Olivier Bonnefoy et Nichan Moumdjian.
Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans l’œuvre de Tarjei Vesaas ?
Claude Régy : Je suis très attaché à l’écriture de cet auteur. Historiquement, j’ai connu l’œuvre de Tarjei Vesaas (ndlr, né en 1897, mort en 1970) par Jon Fosse – écrivain dont j’ai mis en scène plusieurs textes. Il est d’ailleurs très important de savoir que Jon Fosse s’est mis à écrire après avoir lu l’œuvre de Tarjei Vesaas. Après Brume de Dieu (ndlr, création tirée d’un extrait du roman Les Oiseaux de Vesaas, en 2010), j’ai eu envie de continuer avec cet auteur. Ce qui est d’ailleurs une de mes habitudes : généralement, je mets en scène deux ou trois œuvres d’un même écrivain, et après je m’arrête pour passer à autre chose ! Je crois qu’il est intéressant, après une première approche, d’entrer plus profondément dans une écriture. Spécialement lorsqu’il s’agit de Vesaas, parce que cet auteur change d’écriture à chaque œuvre. Dans La Barque le soir, il y a une nouveauté d’écriture tout à fait extraordinaire : ce texte va plus loin dans l’épure que Les Oiseaux. Ce qui m’attire dans son écriture, c’est aussi ce qui m’a attiré dans celle de Jon Fosse ou, il y a très longtemps, dans celle de Maeterlinck, c’est qu’il s’agit d’une écriture née dans un pays où la raison ne triomphe pas. A ce titre, j’aime beaucoup citer Jung qui dit que « la surestimation de la raison a ceci de commun avec le pouvoir d’état absolu : sous sa domination, l’individu dépérit ». Il faut remarquer que j’ai toujours très majoritairement monté des auteurs étrangers, et des auteurs étrangers contemporains.
Pourquoi, mises à part Marguerite Duras et Nathalie Sarraute, vous êtes-vous aussi peu intéressé à des auteurs français ?
Cl. R. : Sans doute pour échapper à la célèbre clarté de la langue française : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément… »* ! Tout cela est complètement faux. Je me suis peu à peu aperçu, tout au long de ma très longue existence, que l’on vit sur des mensonges, des impostures, sur des fabrications artificielles qui, quand on sonde un peu les choses, ont très peu à voir avec la réalité profonde.
Diriez-vous que cette quête de la « réalité profonde » constitue l’essence de votre travail ?
Cl. R. : Je pense que travailler dans le champ de la littérature n’a d’intérêt que si l’on se penche sur les secrets de notre conscience. Des gens pensent qu’il y a une zone de mystère au-delà de l’inconscient. Donc, il ne s’agit même plus d’explorer l’inconscient, mais ce qui pourrait être un au-delà de l’inconscient. Au plus les années passent, au moins je crois à la nécessité de choses directement explicables. Je crois que c’est en acceptant l’inexplicable et l’inexprimable que l’on maintient la possibilité de la poétique. L’absence du sens est peut-être la seule possibilité d’accéder à un sens nouveau, un sens en train de se faire, en train de s’inventer. Il n’y a pas de « non-communication fondamentale » avec ce que l’on croit ne pas comprendre. Il faut dépasser l’idée de « ne pas comprendre ». C’est une chose très importante. Souvent, si les spectateurs n’ont pas compris dans le premier quart d’heure ce qui se passe sur le plateau, ce que les acteurs racontent, ils sont affolés, ils sont perdus. J’ai d’ailleurs analysé à travers ma longue exploration de la littérature à quel point l’hypertrophie de l’imaginaire que représente la création artistique est proche de ce que l’on croit être la maladie mentale : c’est-à-dire un moment où l’on ne distingue plus ce que l’on croit être le réel d’un monde totalement imaginaire.
Vers quelles zones, vers quels territoires Tarjei Vesaas nous propose-t-il de voyager dans La Barque le soir ?
Cl. R. : Dans ce texte, Tarjei Vesaas a trouvé le moyen de s’approcher de ce qu’il y a de plus inexplicable, de plus inexprimable : la mort. Et cette chose-là entre dans ma grande obsession de ne pas opposer les contraires, mais de les mettre ensemble, pour voir s’il ne peut pas naître un nouveau matériau qui serait fait des deux domaines que l’on croit opposés. Il est question, dans ce texte, de la grande opposition entre la vie et la mort. Tout cela est complexe. Mais il faut que ça le soit, car la réalité, s’il y en a une, est d’essence complexe. La Barque le soir est un pur poème. Vesaas se sert d’une situation qu’il distord longuement, une situation qui est à la lisière de l’inconnaissable. Un homme au milieu de sa vie (ndlr, le double de l’auteur), après des déceptions et des fatigues, a la tentation de se laisser glisser dans l’eau mais, une fois dans l’eau, il n’a aucune envie de mourir. Il passe donc son temps à se laisser porter par les courants et quelques fois par sa volonté, à sombrer dans les fonds ou à atteindre la surface pour prendre un peu d’air et survivre. Il s’accroche à un tronc d’arbre qui l’emporte dans le courant. Durant cette longue navigation, il n’est ni vraiment dans la vie, ni vraiment dans la mort. Il est dans cet entre-deux qui renvoie à l’interrogation de Dante : qu’est-ce que l’on serait si l’on n’était ni mort ni vivant ? C’est un territoire tout à fait inconnu que l’on explore. Vesaas a même le courage de dire que son reflet dans l’eau et sa place très proche de la mort lui permettent de dire ce que personne ne sait. Il ne le dit pas, d’ailleurs, mais toute l’œuvre tend à nous faire entendre, à nous mettre en communication avec cette chose-là qui est inexprimable.
Propos recueillis par
Manuel Piolat Soleymat
* Extrait de L’Art poétique de Nicolas Boileau.
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