La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Gros Plan

DE RETOUR DE MONTREAL

DE RETOUR DE MONTREAL - Critique sortie Théâtre
© Marie Brassard La vie utile,

Théâtre/Danse

Festival TransAmériques/ Montréal

Publié le 11 juin 2018 - N° 266

Printemps montréalais de la danse et du théâtre, référence internationale en termes de création scénique contemporaine, l’événement annuel mélange les disciplines artistiques et offre à un large public des œuvres singulières d’auteurs, chorégraphes performeurs et metteurs en scène engagés. L’éclectisme d’une programmation audacieuse et une accessibilité maximisée font son succès au cœur de la cité, île millénaire, pont jeté entre les continents américain et européen. Cette nouvelle édition, la douzième depuis que le rendez-vous artistique novateur a pris le nom de Festival TransAmériques, a porté haut sa réputation.

Une fête. Des jours de fête. Le Festival TransAmériques, « à l’avant-garde depuis toujours », offre deux semaines de réjouissances publiques autour du théâtre et de la danse en investissant tout Montréal dans les différents lieux dédiés à ces pratiques artistiques, à la création. L’inspiration en est venue à Marie-Hélène Falcon, co-fondatrice du festival avec Jacques Vézina, il y a plus de trente ans. Elevé dans le sérail, Martin Faucher, actuel directeur artistique et metteur en scène, s’est approprié le credo initial : « débusquer et placer le nouveau, l’inconnu au cœur de la cité ». Relever vers le haut et vers l’extérieur de manière impressionniste, loin, très loin du divertissement et de l’establishment culturels, éclairer ce qui ne va pas dans ce monde tel qu’il va, non sans ouvrir de nouveaux espaces d’expériences, non sans dessiner de nouveaux horizons d’attente, tel est peut-être, plus que jamais, le propos. Cette douzième édition est dédicacée à la poignée d’artistes québécois signataires du Manifeste libertaire et avant-gardiste « Refus Global » écrit en 1948, contre l’immobilisme et le conformisme.

Des chefs-d’œuvre

 La référence sert de fil rouge aux vingt-cinq créations mises à l’affiche de cette édition « au nom de la beauté », « au nom du futur », au nom du défi à relever vis-à-vis « de tous ces faiseurs de fausses richesses qui prétendent nous gouverner pour notre bien », au nom de la nécessité de reboiser, ici et maintenant, « nos forêts intérieures mises à mal par la vitesse affolante à laquelle nous devons gérer nos vies », comme le souligne la présentation festivalière signée par Martin Faucher.

Ivo Van Hove avec Kings of War a ouvert le festival. Une première perle. Taillée sur mesure, grandeur nature. Un événement. Après les sensationnelles Tragédies romaines qui, déjà, parcouraient le spectre du jeu politique de trois grandes tragédies shakespeariennes inspirées par les figures impériales, le metteur en scène flamand d’envergure internationale se saisit d’une autre trilogie – Henri V, Henri VI, Richard III – pour rendre manifeste sa conviction politique : « nous sommes en quête d’une nouvelle façon de gouverner ».  Betroffenheit, le chef-d’œuvre récompensé par le prix de la meilleure nouvelle production de danse aux Olivier Awards en 2017, cosigné par Crystal Pite, danseuse et chorégraphe canadienne et Jonathon Young, acteur et écrivain canadien, a conclu le festival. Une dernière mondiale pour une pièce de danse-théâtre qui repousse les limites du genre, un « coup de fouet émotif et artistique » sur le thème du deuil, du trauma, de la dépendance et de la guérison.

Une exigence radicale

 La dédicace au Manifeste Refus Global a été inspirée par l’ambition qui anime ce festival hyper sensible à l’air du temps, aux pensées qui y sont à l’œuvre. « Je vois deux cent cinquante spectacles par an au Canada, aux USA, en Europe. Ma collaboratrice va quant à elle en Asie. Nous nous déplaçons pour dialoguer avec d’autres programmations pour donner, rendre et prendre la parole. » explique Martin Faucher.  Ses critères de choix ? « Il faut qu’un spectacle déclenche quelque chose en moi, que ce soit instinctivement, intellectuellement, émotionnellement. Je suis très à l’écoute. Je pense au public, à ce qui a de la valeur pour notre public, notamment montréalais, si ouvert, doté d’un appétit pour la découverte très fort, si isolé aussi dans ce contexte nord-américain avec cette fascination pour l’Europe. Il y a un ADN montréalais ; il faut le mettre en action. J’ai aussi une arrière-pensée permanente qui tient à mes années de collaboration avec Marie-Hélène Falcon, celle par qui le festival a vu le jour. Elle n’a eu qu’une seule exigence quand elle m’a passé les rênes : voir de beaux spectacles. Et pour elle, très engagée politiquement, il s’agit de « tendre l’oreille, à ce qui est unique, dissonant, discordant, radical, aux artistes qui interrogent leur art, leur époque, qui cherchent de nouveaux langages, de nouvelles façons d’habiter le théâtre, de rencontrer le public ». J’ai fait mienne la double interrogation qui, en plus de trente années d’existence, est devenue la signature du festival : à quoi devons-nous résister ? Qu’est-il important de montrer aujourd’hui ? ».

Des créations aussi innovantes que poétiques

 De beaux spectacles, de très beaux spectacles mêmes, nous en avons vu. A commencer par La vie utile, création canadienne, œuvre dramatique protéiforme, co-signée par l’auteure et comédienne Evelyne de la Chenelière et la metteure en scène Marie Brassard. Dans un univers visuellement fantasmatique, celui d’un jardin où la friche le dispute à la tonnelle, où vient se loger une chambre-refuge refermée par des baies vitrées qu’un jeu de stores fait disparaître ou exister au gré de l’évolution de l’intrigue, Jeanne, l’héroïne adolescente de cette fiction aussi philosophique que spirituelle, livre dans une langue sublime les questions qui la hantent au moment de mourir. La mise en scène opératique orchestre ce débat intérieur affranchi qui donne libre cours aux désirs les plus intimes, à l’expression de tout ce qui les a empêchés, en faisant exister sur le plateau les personnalités phares qui, de l’héroïne, ont fait ce qu’elle est devenue. D’un autre ordre, mais non moins poétique et bouleversant, la création de Martin Faucher : Autour du Lactume. Une véritable plongée dans l’œuvre picturale et littéraire de Réjean Ducharme, auteur canadien rimbaldien des années soixante, qui parvient, avec une rare élégance dans l’impertinence, à faire mieux que respecter l’injonction de l’auteur : « Et n’oubliez pas, c’est drôle cette affaire-là ». Cette petite forme théâtrale est portée par une comédienne canadienne d’exception, d’une expressivité folle, Markita Boies. Dans une autre veine encore, Non Finito, le spectacle extrêmement touchant de la jeune directrice de la compagnie canadienne Système Kangourou, la comédienne et metteur en scène Claudine Robillard, est une autre perle de cette douzième édition. Qui, dans sa vie, n’a pas vu avorter un projet qui, pourtant, lui tenait particulièrement à cœur ? Qui, dans sa vie, n’a pas éprouvé le sentiment d’être incapable d’aller au bout de son potentiel ? Eminemment cathartique, la performance, à la croisée du théâtre et de la démarche sociologique, convoque sur scène quatre porteurs de projets inachevés, à l’instar de celle qui a eu l’idée de les réunir. L’espace scénique va leur offrir l’opportunité de se réparer en passant, symboliquement et métaphoriquement à l’acte, devant témoins.

Des sommets esthétiques

 Il faut également s’arrêter sur ce Tom à la ferme, pièce écrite par l’une des figures les plus importantes de la dramaturgie québécoise, Michel Marc Bouchard, adaptée au cinéma par Xavier Dolan et là, prise en main par le metteur en scène brésilien, Rodrigo Portella, réputé pour son savoir-faire, son tranchant dans le vif, dont ce Tom Na Fazenda, tragique, sublime, pourrait être emblématique. Une ovation debout a salué chacune des représentations transgressives, d’une esthétique brute et sauvage, proche de la quête des Fleurs du Mal, avec des acteurs repoussant leurs limites. Il fallait également voir ce Solo 70 où Paul-André Fortier, cette figure majeure de la danse contemporaine québécoise, mène la danse. En l’occurrence, une marche. Des démarches. Silhouette noire détachée sur un plateau immaculé, recadrée dans un rectangle dessiné au sol par un ruban noir, il arpente inlassablement la scène en inventoriant tout ce dont un être en mouvement peut faire son affaire, debout.  Une œuvre d’une maîtrise et d’une lucidité épatantes qui invite deux jeunes  artistes à investir le plateau.

Des audaces performatives

 Il faut aussi saluer les prises de risque inhérentes à l’esprit de création du festival, tel Nos Guettos de Jean-François Nadeau, auteur et metteur en scène issu du Conservatoire d’Art dramatique de Montréal, et de Stéphan Boucher, diplômé de l’Université Mc Gill, compositeur. L’espace scénique, saturé, nuit à l’intelligence d’un texte d’une grande pertinence, plein de fulgurances poétiques inédites. Avant-gardiste aussi And so you see… Our honorable blue sky and ever enduring sun… Can only be consumed slice by slice, signée par la chorégraphe sud-africaine, Robyn Orlin. Un solo avec un interprète hors norme conçu pour défaire, ce que la danse contemporaine, d’après elle, continue de promouvoir malgré elle : la valorisation de la perfection et du narcissisme. La pièce pourfend « l’avidité pure, maladive » de notre monde contemporain, et brise les tabous inhérents à des postures impensées et imposées. Un choc esthétique mêlant le profane et le sacré, auquel le Requiem de Mozart sert de fil rouge, tandis que le mage-guérisseur Albert Khoza fait le paon, obèse leste, noir et gay. Non moins déroutant, Récital de la danseuse et chorégraphe québécoise Anne Thériault improvise une improbable séance musicale d’une grande poésie dans un salon atemporel, avec trois personnages féminins. La performance chorégraphique déambulatoire créée pour le festival, Fluid Grounds, co-signée par les chorégraphes Benoît Lachambre et Sophie Corriveau, habitués du rendez-vous festivalier, donne aussi à vivre une expérience hors du commun qui sollicite l’intervention des spectateurs. Ils sont invités à se promener au beau milieu d’une ludique et chimérique galerie d’art sans cesse réinventée sous leurs yeux. La performance est attendue à Paris au Centre national de la danse, le 20 juin prochain, dans le cadre de June Events. Présente aussi la chorégraphe et artiste multidisciplinaire Lara Kramer, d’origine indienne, dont les créations mettent en lumière les relations brutales entretenues par les peuples autochtones avec les allochtones. La création Windigo rend compte de l’horreur du massacre du peuple amérindien. Lara Kramer propose aussi l’exposition Phantom stills and Vibrations, une expérience immersive au cœur de la violence des pensionnats indiens, née à partir de l’expérience de sa grand-mère.

 Les mises en regard des pièces à l’affiche peuvent prendre différentes formes, celles des Terrains de jeu du FTA, destinés à transformer l’énergie des spectacles en matière à penser. Films programmés à la Cinémathèque québécoise, conférences, débats, rencontres avec les artistes, cette myriade d’activités, ouvertes le plus souvent gratuitement aux festivaliers, contribuent au dynamisme du festival, tandis que les soirées laissent place aux manettes des DJ éclectiques. Au total cette année quelque trente mille personnes ont fréquenté le festival qui, en salle, avec un taux d’occupation record de 97%, a accueilli plus de dix-huit mille spectateurs avec vingt-deux créations à l’affiche. En gommant les barrières générationnelles ou sociales. Martin Faucher ne boude pas son plaisir, « heureux de cet événement à la mesure de Montréal, à la mesure de l’appétit de découverte des Montréalais » et toujours humblement mu par cette ambition : « faire mieux encore, l’an prochain ».

De notre envoyée spéciale

Marie-Emmanuelle Dulous de Méritens

A propos de l'événement

Festival TransAmériques/ Montréal
du mercredi 23 mai 2018 au mercredi 6 juin 2018


Festival TransAmériques
C.P. 1206, succursale Desjardins
Montréal (Québec)
H5B 1C3
Canada

Bureau

460, rue Sainte-Catherine Ouest
# 810
Montréal (Québec)
H3B 1A7

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