La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Jazz / Musiques - Entretien

Emel Mathlouthi

Emel Mathlouthi - Critique sortie Jazz / Musiques
© Azza Béji & Gaith Arfaoui

Publié le 10 mars 2012 - N° 196

Le sens du son et de la liberté

Dame de cœur (et de pique) de la Tunisie nouvelle qui émerge de la Révolution de Jasmin, cette très jeune auteur-compositeur-interprète signe avec son premier album « Kelmti Horra » (Parole libre), un disque d’emblée emblématique, symbole de liberté et de résistance. On pense bien sûr à Joan Baez – l’une de ses icônes – pour l’engagement politique ou à encore à Bjork pour l’indépendance artistique, mais surtout à Emel Mathlouthi elle-même, tant cette musicienne d’aujourd’hui, actrice directe de l’actualité la plus brûlante, donne à ses chansons, conçues comme de chatoyants films sonores arabo-électro, une urgence et un sens qui touchent à l’universel et nous bouleversent.

Comment êtes-vous devenue artiste ?

Emel Mathlouthi : Je sais que je veux être artiste depuis très petite. Dès l’âge de 8 ans, je montais des spectacles de théâtre, de danse et de chanson avec mes copines. Mais jusqu’à mon entrée à la fac, je chantais surtout à la maison… quand j’étais seule ! C’est d’ailleurs comme ça que j’ai appris à chanter, chez moi, en écoutant de la pop, des grandes chanteuses « à voix », etc. J’avais envie de reprendre ce que j’entendais. Et quand je reprenais, c’était au détail près. Les tournures de voix, les modulations, les variations, les subtilités, les petites voix, les grandes voix, etc. J’adorais ça ! De Céline Dion à Mariah Carey. Cela a été mon école. Et mon premier public a été mes copines…

Ensuite, vous avez découvert le rock…

E. M. : Oui, à la fac, j’ai complément changé de registre. On a créé un groupe et on jouait dans les universités où on a obtenu de plus en plus de succès. Et c’est à cette époque que j’ai découvert Joan Baez et que j’en suis tombée amoureuse ! Je trouvais incroyable de pouvoir émouvoir juste avec une guitare… Cette découverte a ouvert une brèche en moi et j’ai commencé à  chanter ses chansons, ou celles de Dylan. Moi aussi, seule avec une guitare…

A ce moment, vous ne chantiez pas encore en arabe…

E. M. : C’est à partir de 2004 que j’ai abordé des chansons arabes engagées très connues, de la scène dissidente et underground…J’ai remis au gout du jour les chansons de Marcel Khalife et Cheikh Imam  en versions électriques ou même électro. Cela a étonné qu’une nouvelle jeunesse s’intéresse à ce répertoire, et cela apportait une couleur folk-rock qui n’existait pas trop en Tunisie.

Comment avez-vous passé le cap de la composition ?

E. M. : J’étais à l’université… Je commençais à ressentir de plus en plus fortement le poids des tabous et des interdits. On manquait de liberté, de possibilités de création, d’expression. J’ai commencé à écrire sur ce désert dans lequel nous vivions. C’est à ce moment-là que j’ai écrit «Ya Tounes Ya Meskina » (Pauvre Tunisie)… Ce qui, évidemment, ne se disait absolument pas : l’image de marque de l’ancien pouvoir conduisait au contraire à parler de la Tunisie comme de la terre de la paix, de la démocratie, du développement, des droits de l’homme et de la sécurité. Cette chanson a marqué les esprits. Je l’ai écrite et chantée spontanément. C’était en 2005. Elle a beaucoup parlé aux gens. C’est depuis presque passé dans le langage courant. Quand quelque chose ne va pas, on dit : « Pauvre Tunisie ! ».

« Une chanson pour moi, c’est un défilé de décors différents. »

C’est ce sentiment d’étouffement qui vous a poussé à écrire…

E. M. : Ce désir de liberté, je l’ai eu en moi dès mon enfance… Dans cette Tunisie verrouillée, il n’y avait pas de place pour la jeunesse, c’était la misère. La misère affective, intellectuelle, spirituelle… Tout ce que je voyais autour de moi, c’était du néant. Les gens étaient façonnés par le pouvoir, alors que moi, j’étais révoltée. J’ai toujours eu une certaine mélancolie, une certaine nervosité au fond de moi.

Dans ce premier album, vous avez voulu tout maîtriser : les compositions, le son, le visuel, etc. C’est un disque que vous signez de A à Z…

E. M. : Je savais où je voulais aller et comment faire sonner mes chansons.  Ce n’est pas de la musique arabo-folky ! C’est de la musique arabe compliquée, avec une forme chantée très libre, très peu formatée… La construction musicale des chansons est très liée au texte. C’est très difficile d’arranger ces chansons de façon électro. Pour autant, je ne voulais pas tout faire moi-même. Il y a beaucoup de regards croisés et de partage dans cet album. J’ai travaillé avec trois arrangeurs différents.

L’image joue un rôle important chez vous. Vos chansons semblent construites comme des films sonores.

E. M. : Exactement. J’ai besoin de créer un décor sonore fort avec des lumières, des couleurs, des parfums… Une chanson pour moi, c’est un défilé de décors différents. C’est pour cette raison que mes structures musicales changent souvent au fil de la même chanson. Je superpose des couches, multiplie les événements. Avec toujours l’angoisse de tomber dans la redondance ou dans une facilité…

Vous êtes un symbole de la nouvelle Tunisie. Où en est la Révolution tunisienne ?

E. M. : Une révolution, c’est d’abord le fait de changer de décor. Et ça, c’est fait. Le fait que Ben Ali ait été chassé du pays constitue une réussite. On a fait la révolution pour éradiquer la dictature. Mais aujourd’hui, les gens réclament une vie décente, un travail, non pas pour survivre mais pour vivre, dans une Tunisie plus clémente qui serait celle de tous et pas seulement celle des riches des grandes villes et des zones côtières. Bien sûr, je suis un peu inquiète. On entre dans une phase incertaine… Mais je ne suis pas du tout pessimiste parce qu’existent fortement une vie associative, des artistes, une jeunesse… J’aimerais qu’il y ait une plus grande participation de la jeunesse dans le gouvernement. Pour ma part, je vais rester très engagée.

 

Propos recueillis par Jean-Luc Caradec


Nouvel album : « Kelmti Horra », chez World Village/Harmonia Mundi.

Concerts :

– le 6 mars à 19h30 au Café de la Danse. Tél. 01 47 00 57 59

– le 16 mars à 20h30 à l’institut du Monde Arabe. Tél. 01 40 51 38 14 

– le 22 mars à 20h au Pédiluve de Châtenay-Malabry (92). Tél. 01 41 87 20 84

A propos de l'événement


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