La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Critique

« Edelweiss [France Fascisme] » invite le spectateur à interroger son rapport au fascisme. Éclairant et glaçant !

« Edelweiss [France Fascisme] » invite le spectateur à interroger son rapport au fascisme. Éclairant et glaçant ! - Critique sortie Théâtre Paris Ateliers Berthier - Odéon Théâtre de l'Europe

Odéon – Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier / texte et mise en scène Sylvain Creuzevault

Publié le 23 septembre 2023 - N° 314

Sylvain Creuzevault et ses brillants interprètes dressent un portrait du fascisme français qui invite le spectateur à interroger la manière dont il en reçoit le discours. Éclairant et glaçant !

Les chromos historiques, l’hagiographie des 75000 fusillés, les alarmes répétées après la Seconde Guerre mondiale nous le répètent à l’envi : plus jamais ça ! Cette injonction s’accompagne souvent d’une caricature grotesque : les méchants sont ridicules ; les héros sont valeureux et beaux jusque dans le sacrifice. Cette présentation vise à rassurer : personne ne se laissera aller à reproduire les éructations haineuses, la compromission lâche et l’aveuglement veule des collabos. Tous héritiers de la Résistance : de la lecture de la dernière lettre de Guy Môquet à la panthéonisation des Justes. On se rendort, le devoir de mémoire accompli, pendant que, à bas bruit, le fascisme prospère, entre antiparlementarisme revendiqué et xénophobie décomplexée. Sylvain Creuzevault nous prévient d’emblée : alors qu’on s’installe dans la salle sans vraiment y prêter attention, le sous-texte du titre apparaît sur le rideau de scène. Entre les lignes, entre les lettres, le fascisme est là. Gare à qui ne sait pas lire ! D’autres indices émaillent le spectacle et font frémir quand on y réfléchit après-coup. La mort de tous les « petits papas », tombés pour rien au champ d’honneur de 14-18, justifie la transformation du pacifisme viscéral des survivants de la Der des Ders en refus d’un nouveau conflit qui privera derechef les blés de moissonneurs. La très belle analyse de Margot l’enragée de Brueghel l’Ancien sonne comme une éblouissante mise en garde contre les horreurs de la guerre. Si les textes étaient de Brecht, voire à la limite de Giono, à qui on pardonna beaucoup pour son amour des arbres qu’on replante à nouveau aujourd’hui, tout irait bien… Mais c’est Pierre Drieu la Rochelle qui dit la dignité de la fillette française et son refus de l’aumône de l’Allemagne méprisante ; c’est Lucien Rebatet qui sublime, en habile critique d’art, le talent des maîtres anciens ! Voilà ce qu’on n’a pas vu venir ! Voilà comment le fascisme s’immisce dans les esprits, surtout celui des intellectuels, dont la pièce de Creuzevault fait le cruel portrait ! Voilà comment il entre dans les cœurs : par la beauté et la poésie rassurantes de la langue. Si l’on n’entend pas ce sous-texte, on pourra peut-être ne voir dans Edelweiss qu’une série de séquences historiques, que l’on a l’impression de connaître déjà. Pourtant, Creuzevault n’est ni Castex et Surer ni Lagarde et Michard : si on ne lit pas entre les lignes, c’est peut-être qu’on est déjà convaincu, ou mûr pour se faire avoir à nouveau.

On en est là…

On ne comprend pas d’emblée le foisonnement heuristique de ce spectacle, mais on sort en en méditant les images. Pourquoi est-on rassuré de voir ceux de l’Affiche rouge au milieu des salauds ? Sinon parce que, là encore, on oublie le malheur du pays qui a besoin de héros. La résistante Cristina Boïco nous console d’entendre notre époque se complaire à lire Cioran. Comme le visage du vieux Blum met du baume sur l’acceptation du recul de l’âge de la retraite qui redresse les égarements des feignasses de 36… La vidéo de Simon Anquetil, d’une incroyable richesse, fait le reste : elle rappelle toutes les couleuvres avalées depuis qu’on a cru avoir terrassé l’hydre fasciste. Si quelques scènes grotesques viennent plaisamment moquer le fascisme et ses éructations caricaturales, Creuzevault ne s’enferme ni dans le pamphlet bien-pensant ni dans la leçon de morale. Il ne rit pas. Il ne sermonne pas. Il fait infiniment mieux qu’une nième leçon d’histoire en montrant qu’on ne connaît justement pas assez l’histoire. On se leurre si on croit ne rien découvrir dans son spectacle. Hors l’indéniable intérêt politique d’Edelweiss, Creuzevault prouve son impeccable maîtrise de la scénographie et de la mise en scène. Les comédiens, qui ont participé à l’écriture du texte, sont tous éblouissants. Juliette Bialek, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Pierre-Félix Gravière, Arthur Igual, Charlotte Issaly, Frédéric Noaille, Lucie Rouxel et Antonin Rayon s’emparent de leur rôle avec une aisance, une souplesse, une vérité sidérantes. Les figures sont remarquablement dessinées ; les relations entre les personnages sont passionnantes à décrypter ; le rythme, l’énergie, la fougue, l’intelligence de l’ensemble laissent pantois. Et on demeure obnubilé par ce caca déposé au milieu de la scène, qui demeure intact, comme l’admiration de Mitterrand pour Rebatet, comme l’hommage élyséen au « grand soldat » que fut Pétain, et comme les amours un peu honteuses que l’on porte à ces intellectuels fascistes qui, tel le jeune Lucien ou le virulent Céline, au fond, écrivaient si bien…

Catherine Robert

 

A propos de l'événement

Edelweiss [France Fascisme]
du jeudi 21 septembre 2023 au dimanche 22 octobre 2023
Ateliers Berthier - Odéon Théâtre de l'Europe
1, rue André-Suarès, 75017 Paris.

Du mardi au samedi à 20h ; dimanche à 15h ; relâche le 24 septembre. Tél. : 01 44 85 40 40. Durée : 2h30.

Tournée 2024 : du 28 février au 5 mars au Théâtre Garonne, scène européenne de Toulouse ; du 12 au 15 mars à la Comédie de Saint-Étienne ; les 21 et 22 mars à Bonlieu, scène nationale d’Annecy ; les 27 et 28 mars à L’Empreinte, scène nationale de Brive ; les 30 et 31 mai à Points communs, scène nationale de Cergy-Pontoise. A voir aussi L’Esthétique de la résistance, d’après le roman de Peter Weiss, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault, du 9 au 12 novembre 2023 à la MC93 de Bobigny.

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