Deux yeux et un crayon : une pensée active
Arnaud Meunier met en scène Anne Alvaro dans [...]
Ajax et Œdipe sont les deux héros de ce diptyque conçu par Wajdi Mouawad, où la tragédie grecque se donne en des traitements diamétralement opposés.
On sait combien Wajdi Mouawad aime la tragédie grecque, celle de Sophocle en particulier, à qui il avait consacré un premier triptyque, Des Femmes, et dont il épuisera l’œuvre parvenue jusqu’à nous avec Des Mourants, diptyque présentant Philoctète et Œdipe à Colone. L’écriture même de Mouawad s’abreuve abondamment aux grands mythes tragiques, comme par exemple Incendies, qui puisait à l’envi son inspiration dans l’histoire d’Œdipe. Il est évident que, pour l’artiste associé au Grand T de Nantes, la tragédie est éternelle – qui le contredirait sur ce point ? – mais aussi qu’elle doit encore servir à nous éclairer sur la nature humaine et le fonctionnement de nos sociétés. La nôtre est-elle encore ouverte au tragique autrement qu’à travers ce plaisir malsain, qui tient bien davantage du divertissement, de voir le héros porté aux nues chuter soudain ? C’est l’une des interrogations qui traverse Ajax. Visiblement blessé par les réactions hostiles à la présence sur scène de Bertrand Cantat tout au long de Des Femmes, Mouawad plonge Ajax dans le bain de son écriture et de la modernité, pour réaffirmer la nécessité du théâtre dans un monde où tout se vit à cent à l’heure dans la tyrannie du rire et de la polémique.
Un Œdipe Roi hiératique
Cette prise de position n’est pas seulement théorique puisqu’en ouverture, la troupe de Mouawad sert un Œdipe Roi hiératique, scrupuleusement fidèle au texte de Sophocle (traduit par Robert Davreu) qu’elle fait parfaitement entendre dans sa beauté sans âge, à travers une gestuelle lente et symbolique paraissant parfois empruntée et surannée. Un chœur lyrico-rock au son par moments saturé, une paroi peinte en noir, s’abaissant progressivement comme un couperet sur la scène – la corde pendue au cou de Jocaste dès le début se raccourcissant en contrepartie -, des costumes maculés de boue ou de déjections de volatiles comme traces de la souillure qui empeste Thèbes, on n’est pas loin du kitsch parfois, dans une esthétique qui met du temps à s’imposer mais trouve un bien bel aboutissement lorsque Œdipe aux yeux mutilés perfore nu la sombre paroi centrale du plateau, comme un bébé vient au monde, criant sa douleur et rappelant combien le tragique est chevillé à la chair humaine. La douleur, la violence, la colère, l’héritage du père, la souffrance de la mère, la haine de l’autre et l’indifférence tissent ensuite dans Ajax la trame d’une pièce traitée sur un mode bien plus moderne. Ainsi, Ajax éclaire en retour le choix esthétique initial, celui d’Oedipe-roi, et met en lumière la maîtrise, l’intelligence, l’audace mais aussi la simplicité qui nourrissent l’incontestable talent de Mouawad et ce diptyque.
Eric Demey
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