Mon Rêve d’Alfortville
Cartographie impressionniste d’une ville de [...]
Philippe Adrien met en scène une comédie délirante et terrifiante qu’il a coécrite avec Jean-Louis Bauer, dont l’outrance débridée représente avec une force percutante les dysfonctionnements de notre monde.
« Et si le moment était venu de faire le point ? Le point sur notre culture. » s’interrogent Jean-Louis Bauer et Philippe Adrien pour introduire la présentation de la pièce qu’il ont écrite. Rien que ça ! Pour trouver des réponses sur l’état du monde contemporain, on peut certes consulter divers rapports commis par des experts de tout poil, pointant les dysfonctionnements de nos sociétés. On peut aussi dans un autre style aller voir cette comédie délirante, déjantée et terrifiante, dont l’outrance kitch et débridée, si elle fait parfois rire, diffuse un malaise certain dans l’esprit du spectateur tant elle représente avec intensité et véhémence toute l’étendue des dégâts et des menaces qui annihilent et détruisent l’humain. Là est la grande réussite de ce spectacle choc : ce malaise que l’on ressent a clairement ses raisons d’être, et dans le fond et la forme la pièce dénonce avec une force percutante ce qui ne va pas. Ainsi les protagonistes sont-ils enfermés et prisonniers de la folie du monde, de ses dérèglements successifs et multiples. La quête forcenée de perfection, le culte asservissant de l’apparence, la volonté de satisfaire chaque désir transformé en besoin, le surgissement incessant de nouveaux impératifs et désirs, la toute puissance de l’argent, et plus grave évidemment l’extermination de populations désignées comme nuisibles : autant de dérives dont témoigne l’Histoire et qui dans la pièce se traduisent par des séquences carabinées. Exemple frappant : une réunion mondaine à Versailles se transforme ici en orgie consommatoire et sexuelle.
Un monde convulsif
Le monde informatique sert de cadre à la pièce, dans une remarquable scénographie signée Jean Haas. Charline et Arthur, lauréats d’un concours international de logiciels, sont victimes d’un bug qui les métamorphosent en… chimpanzés. Ils partent donc à la chasse au bug, sillonnant l’espace et le temps afin de retrouver leur enveloppe humaine. Peine perdue… Chacun l’aura compris : le bug tragique est à la source. Les comédiens interprètent avec talent une foule de personnages. On découvre dans son lit la grand-mère d’Arthur, rescapée d’Auschwitz. Se souvenir du plus grand massacre planifié de tous les temps, et de tous ces autres massacres qui ont endeuillé la planète ? Donner leur place aux morts ? Les réponses inquiètent. On découvre aussi la sœur d’Arthur, qui vit avec un artiste rwandais à qui Bernard Pinaud commande un mémorial. On croise Gunther, spécialiste de la plastination. L’allusion à des personnages réels ne fait que rendre la charge plus virulente : Bernard Pinaud (mix des rivaux François Pinault et Bernard Arnault : « les affaires sont les affaires ! »), Servlé (et son médicament pourri), etc. Un monde convulsif, énervé, désespérément prisonnier d’une surenchère galopante, d’une quête insensée. Le portrait pertinent est très acide, et toute cette causticité laisse voir une infinie tristesse. Un théâtre de la mise en garde…
Agnès Santi
Cartographie impressionniste d’une ville de [...]