Bettencourt Boulevard ou une histoire de France
Théâtre de la Colline / De Michel Vinaver / mes Christian Schiaretti
Publié le 13 décembre 2015 - N° 238Christian Schiaretti accompagne impeccablement la pièce impressionnante de Michel Vinaver, une pièce en trente morceaux qui distille un portrait saisissant de notre société française, traversé d’humour. Une actualité transcendée par ses dimensions tragique et historique.
L’ « Affaire Woerth-Bettencourt » est compliquée : 253 notes en bas de sa page wikipédia… Commencée en 2009, imbriquant conflit familial et hautes sphères politico-économiques, elle est toujours en cours. Un tel entassement de données n’a pas effrayé Michel Vinaver, qui à 87 ans, s’est emparé de l’imbroglio et signe une pièce impressionnante et passionnante, traversée par un humour acéré. Une pièce qui ne relève pas d’un théâtre documentaire – même si elle est minutieusement documentée, à partir d’une multitude d’articles de presse et des enregistrements du majordome -, mais qui plutôt crée un théâtre qui donne accès au réel sans surplomb, sans jugement ni dénonciation, par un assemblage, une confrontation et un entrecroisement de fragments piochés au cœur de la vraie vie. C’est fortiche ! Car au fil des trente morceaux qui composent l’œuvre, se dessine un portrait saisissant de notre société, un portrait qui éclaire aussi notre histoire française contemporaine. Rapacité, frivolité, mystérieuses « enveloppes de fertilité », et terrible conflit familial, la mère et la fille s’affrontent telles Clytemnestre et Electre. Conflit aussi entre monde d’en haut et monde d’en bas, et toujours et encore l’argent qui coule à flots et circule beaucoup.
Entre uniformité du quotidien et surgissement de la démesure
En inscrivant l’affaire dans une dynastie familiale, Michel Vinaver dépasse et transcende le présent. La scène inaugurale est à cet égard remarquable : en fond de plateau, deux silhouettes identiques et deux voix font entendre le passé des deux arrière-grands-pères des petits-fils de Liliane Bettencourt. Eugène Schueller, père de Liliane, chimiste de talent fondateur de L’Oréal, sympathisant d’extrême-droite. Le rabbin Robert Meyers, grand-père de l’époux de Françoise, fille unique de Liliane, déporté et assassiné à Auschwitz. La proximité de ces deux fantômes, scandaleuse, élève le propos à une dimension tragique. Après Aujourd’hui ou les Coréens (1993) et Par-dessus bord (2008), Christian Schiaretti revient à Michel Vinaver avec cette pièce en forme d’apothéose. Il orchestre le désordre ambiant avec tenue et précision, il accompagne le texte sans en rajouter, dans une scénographie presque abstraite qui fait écho aux dédales de l’affaire et à l’entrelacs des faits, à la fois inscrits dans notre présent et signes de l’éternité tragique des conflits humains. Aucune hystérie dans ce déploiement feutré. Surtout pas ! L’écriture vive, alerte et percutante de Michel Vinaver n’en a aucunement besoin, et la scène n’est pas ici comme on le voit parfois un symptôme criant des maux de notre époque. Les comédiens sont tous excellents. Clément Carabédian (le chroniqueur), Francine Bergé (Liliane Bettencourt, astre inaccessible), Jérôme Deschamps (génial en Patrice de Maistre), Didier Flamand (François-Marie Banier), Christine Gagnieux (Françoise)… Les personnages portent leurs noms réels, et leur interprétation n’hésite pas non plus à se rapprocher du réel par la voix ou les manières. Tant mieux : Christian Schiaretti a raison de ne pas délaisser les effets comiques. Texte et mise en scène sont en parfaite adéquation. Entre trivialité drolatique et grands thèmes tragiques, entre la banalité uniforme du quotidien et le surgissement de la démesure.
Agnès Santi
A propos de l'événement
Bettencourt Boulevard ou une histoire de Francedu mercredi 20 janvier 2016 au jeudi 14 janvier 2016
la colline
15 Rue Malte Brun, 75020 Paris, France
du mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30, dimanche à 15h30. Tél : 01 44 62 52 52. Durée : 2h. Spectacle vu au TNP à Villeurbanne à sa création en novembre 2015.