La Terrasse

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Théâtre - Critique

Triptyque du pouvoir : de la séduction à l’agonie

Triptyque du pouvoir : de la séduction à l’agonie - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 septembre 2008

Les mécanismes du pouvoir, manifestes ou sournois, transforment les individus et les sociétés. Ivresse, vertige, absolutisme et folie empoisonnent alors les imaginaires autant que les raisonnements. En trois volets, Mefisto for ever, Wolfskers et Atropa, la vengeance de la paix, s’inspirant des Grecs autant que de l’actualité contemporaine, et prouvant en cela la pérennité tragique des conflits humains et de la tentation du despotisme, Guy Cassiers, directeur du Toneelhuis d’Anvers, déploie sa vision du pouvoir avec de remarquables acteurs, s’appuyant sur les textes de Tom Lanoye pour Mefisto et Atropa, et de Jeroen Olyslaegers et Erwin Jans pour Wolfskers. Une vision percutante dans le premier volet, moins convaincante dans le second, et dans le troisième, une première partie plutôt statique laisse ensuite place à un drame humain d’une exceptionnelle intensité théâtrale.

Guy Cassiers compose un Triptyque du pouvoir qui entend exposer ses mécanismes : la séduction, puis l’empoisonnement et enfin l’agonie. La prise de pouvoir, son maintien, ses justifications, et sa déréliction dévoilent une comédie humaine fascinante, où se déploient pleinement la puissance des mots et des pulsions des protagonistes, ainsi que l’idée même de mise en scène. Mefisto for ever, excellente adaptation théâtrale de Tom Lanoye, s’inspire du roman publié par Klaus Mann en 1936 Mephisto. Ce volet, que nous avons lu mais pas vu, a obtenu un succès considérable à Avignon en 2007. Il explore notamment la relation captivante, complexe et enchevêtrée entre art et politique, où en plus la morale s’invite souvent, pour justifier telle ou telle prise de position. Bref un domaine où l’humain est roi, exposant malgré lui sa vanité infinie et sa capacité non moins infinie à rêver et à fantasmer le monde. Car si l’art peut être résistance aux diktats d’un pouvoir aliénant – moins efficace que celle des armes -, il peut aussi être alibi ou soutien plus ou moins délibéré à un pouvoir persuasif et écrasant de volonté dominatrice. Klaus Mann a quitté l’Allemagne en 1933, il fait dans son roman le portrait de Hendrik Höfgen, fondé en partie sur la vie de Gustaf Gründgens, acteur et directeur de théâtre qui a réellement existé (il fut même son beau-frère), et a décidé de rester dans l’Allemagne nazie, où son succès se poursuivra après la guerre. « Au lieu de caractère, il n’y a chez Henrik Höfgen qu’ambition, vanité, désir de gloire, de susciter une forte impression autour de lui. Il n’est pas un homme, il n’est qu’un comédien. (…) Le comédien triomphe dans un Etat de menteurs et de simulateurs. » Sévère et amer réquisitoire de l’écrivain. Dans Mefisto for ever, cet acteur célèbre devient Kurt Köpler, qui pense sincèrement qu’il va pouvoir lutter contre l’extrême-droite depuis la scène de son théâtre avant de devoir accepter de plus en plus de compromissions qui finissent par annihiler toute forme de résistance et de critique. La pièce se déroule dans un théâtre, où politiciens et artistes nouent plus qu’un dialogue. Le pouvoir se met en scène à travers le jeu théâtral et séduit jusqu’à ce que Kurt trahisse ses proches. Une mise en abyme dialectique du théâtre où les extraits de scènes célèbres, de Shakespeare à Tchekhov, résonnent de façon sublime. 

Des cerveaux despotiques, emprisonnés et empoisonnés

Le second volet, Wolfskers, créé à partir des trois films d’Alexandre Sokourov consacrés à Lénine, Hitler et Hirohito, ne met en scène ni l’exercice du pouvoir ni sa genèse, mais pose un regard d’entomologiste sur trois hommes de pouvoir sur le déclin. Trois personnages figés, comme suspendus, dans un théâtre qui au départ ressemblerait à un musée. Suspendus entre la vie et la mort, entre un réel totalement fantasmé et un imaginaire conditionné par les folies d’un pouvoir absolu, entre un entourage dévoué et un monde extérieur de plus en plus hostile. Les scénarios s’enchevêtrent au fil d’une seule journée, et les trois autocrates, oeuvrant pour le bien de leur société, peinent à faire vivre le théâtre de leur vie à la hauteur de leurs espérances. Il ne s’agit pas d’humaniser, encore moins de comparer, mais de montrer l’humain dérisoire et pathétique. L’histoire n’est évoquée que très indirectement, et c’est là le véritable défi de la mise en scène. Comment matérialiser au théâtre le poison du pouvoir (wolfskers signifie belladone) en se concentrant sur la trivialité du quotidien, sur les égarements plus ou moins incongrus de personnages affaiblis et seuls ? Un parti pris intéressant et difficile, soutenu par une scénographie aboutie, qui se focalise sur l’intimité de ces hommes – notamment sur les relations avec les femmes protectrices -, sur leur univers mental ici plus fragile qu’effrayant. Hors de la réalité, leur pensée immobile devient une prison. La pièce opère par fulgurances, parfois fait mouche de façon saisissante, parvenant à montrer les cerveaux emprisonnés et empoisonnés, parfois se dilue dans une irréalité esthétisante qui apparaît trop déconnectée de tout vécu historique, comme si cet isolement régressif les vidait de leur caractère monstrueux et réel. 

Les guerrières de la paix   

Troisième volet, Atropa donne voix aux victimes, et singulièrement aux femmes. Comme pour la première pièce, Tom Lanoye signe le texte, librement adapté des tragédies grecques, en alexandrins, et y intègre des discours de Georges Bush, Donald Rumsfeld, il cite aussi Curzio Malaparte, écrivain napolitain, et prouve ainsi de façon frappante les mécanismes immuables de la logique de guerre. Les femmes sont cinq : les Troyennes Andromaque, Hécube, Cassandre, la Grecque Hélène, qui a tout quitté pour l’amour de Paris, Iphigénie, fille d’Agamemnon, sacrifiée pour obtenir des vents favorables, et Clytemnestre, son épouse, inconsolable après la mort de sa fille. Face à ces femmes – comme elles sont belles, ces actrices ! – , qui le malmènent, le défient et le poussent sans cesse à se justifier, un homme, Agamemnon, archétype du chef guerrier, outrepassant ses doutes et ses chagrins bien réels pour la noble cause de la Grèce, qu’il dépeint sincèrement comme grande puissance civilisatrice. La mer est là aussi, immense, mouvante et éternelle. Dans la première partie, statique et hiératique, Agamemnon triomphe, le fleuve des mots, sans cri ni hystérie, dit la souffrance des femmes. Nous sommes à l’écoute de la tragédie, qui demeure distanciée, trop peut-être. La seconde partie, bien meilleure, poignante et parfaitement maîtrisée, noue avec une rigueur et une précision superbes le drame humain de la vengeance de ces femmes, ces guerrières de la paix cherchant à anéantir les possibilités d’agir d’Agamemnon, contraintes à un renoncement à l’amour mortifère et désespéré. Ce renoncement absolu et terrible signe aussi leur victoire. « J’aime écrire pour les femmes » dit Tom Lanoye, qui interroge ici les volontés masculines de conquête et les structures patriarcales de la société. Vous comprendrez en voyant le baiser de Clytemnestre à son époux, un baiser comme on n’en voit rarement. Un grandiose moment de théâtre, qui dépouille Agamemnon de sa sève et de son légendaire pouvoir.

Agnès Santi


Mefisto for ever de Tom Lanoye, du 19 au 27 septembre à 20H30, Wolfskers de Jeroen Olyslaegers et Erwin Jans, du 30 septembre au 4 octobre à 20H30, Atropa, La Vengeance de la paix de Tom Lanoye, du 6 au 10 octobre à 20H30, mise en scène de Guy Cassiers, au Théâtre de la Ville, 75004 Paris. Tél : 01 42 74 22 77.

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