Triptyque du pouvoir : de la séduction à l’agonie
Les mécanismes du pouvoir, manifestes ou sournois, transforment les individus et les sociétés. Ivresse, vertige, absolutisme et folie empoisonnent alors les imaginaires autant que les raisonnements. En trois volets, Mefisto for ever, Wolfskers et Atropa, la vengeance de la paix, s’inspirant des Grecs autant que de l’actualité contemporaine, et prouvant en cela la pérennité tragique des conflits humains et de la tentation du despotisme, Guy Cassiers, directeur du Toneelhuis d’Anvers, déploie sa vision du pouvoir avec de remarquables acteurs, s’appuyant sur les textes de Tom Lanoye pour Mefisto et Atropa, et de Jeroen Olyslaegers et Erwin Jans pour Wolfskers. Une vision percutante dans le premier volet, moins convaincante dans le second, et dans le troisième, une première partie plutôt statique laisse ensuite place à un drame humain d’une exceptionnelle intensité théâtrale.
Des cerveaux despotiques, emprisonnés et empoisonnés
Le second volet, Wolfskers, créé à partir des trois films d’Alexandre Sokourov consacrés à Lénine, Hitler et Hirohito, ne met en scène ni l’exercice du pouvoir ni sa genèse, mais pose un regard d’entomologiste sur trois hommes de pouvoir sur le déclin. Trois personnages figés, comme suspendus, dans un théâtre qui au départ ressemblerait à un musée. Suspendus entre la vie et la mort, entre un réel totalement fantasmé et un imaginaire conditionné par les folies d’un pouvoir absolu, entre un entourage dévoué et un monde extérieur de plus en plus hostile. Les scénarios s’enchevêtrent au fil d’une seule journée, et les trois autocrates, oeuvrant pour le bien de leur société, peinent à faire vivre le théâtre de leur vie à la hauteur de leurs espérances. Il ne s’agit pas d’humaniser, encore moins de comparer, mais de montrer l’humain dérisoire et pathétique. L’histoire n’est évoquée que très indirectement, et c’est là le véritable défi de la mise en scène. Comment matérialiser au théâtre le poison du pouvoir (wolfskers signifie belladone) en se concentrant sur la trivialité du quotidien, sur les égarements plus ou moins incongrus de personnages affaiblis et seuls ? Un parti pris intéressant et difficile, soutenu par une scénographie aboutie, qui se focalise sur l’intimité de ces hommes – notamment sur les relations avec les femmes protectrices -, sur leur univers mental ici plus fragile qu’effrayant. Hors de la réalité, leur pensée immobile devient une prison. La pièce opère par fulgurances, parfois fait mouche de façon saisissante, parvenant à montrer les cerveaux emprisonnés et empoisonnés, parfois se dilue dans une irréalité esthétisante qui apparaît trop déconnectée de tout vécu historique, comme si cet isolement régressif les vidait de leur caractère monstrueux et réel.
Les guerrières de la paix
Troisième volet, Atropa donne voix aux victimes, et singulièrement aux femmes. Comme pour la première pièce, Tom Lanoye signe le texte, librement adapté des tragédies grecques, en alexandrins, et y intègre des discours de Georges Bush, Donald Rumsfeld, il cite aussi Curzio Malaparte, écrivain napolitain, et prouve ainsi de façon frappante les mécanismes immuables de la logique de guerre. Les femmes sont cinq : les Troyennes Andromaque, Hécube, Cassandre, la Grecque Hélène, qui a tout quitté pour l’amour de Paris, Iphigénie, fille d’Agamemnon, sacrifiée pour obtenir des vents favorables, et Clytemnestre, son épouse, inconsolable après la mort de sa fille. Face à ces femmes – comme elles sont belles, ces actrices ! – , qui le malmènent, le défient et le poussent sans cesse à se justifier, un homme, Agamemnon, archétype du chef guerrier, outrepassant ses doutes et ses chagrins bien réels pour la noble cause de la Grèce, qu’il dépeint sincèrement comme grande puissance civilisatrice. La mer est là aussi, immense, mouvante et éternelle. Dans la première partie, statique et hiératique, Agamemnon triomphe, le fleuve des mots, sans cri ni hystérie, dit la souffrance des femmes. Nous sommes à l’écoute de la tragédie, qui demeure distanciée, trop peut-être. La seconde partie, bien meilleure, poignante et parfaitement maîtrisée, noue avec une rigueur et une précision superbes le drame humain de la vengeance de ces femmes, ces guerrières de la paix cherchant à anéantir les possibilités d’agir d’Agamemnon, contraintes à un renoncement à l’amour mortifère et désespéré. Ce renoncement absolu et terrible signe aussi leur victoire. « J’aime écrire pour les femmes » dit Tom Lanoye, qui interroge ici les volontés masculines de conquête et les structures patriarcales de la société. Vous comprendrez en voyant le baiser de Clytemnestre à son époux, un baiser comme on n’en voit rarement. Un grandiose moment de théâtre, qui dépouille Agamemnon de sa sève et de son légendaire pouvoir.
Agnès Santi
Mefisto for ever de Tom Lanoye, du 19 au 27 septembre à 20H30, Wolfskers de Jeroen Olyslaegers et Erwin Jans, du 30 septembre au 4 octobre à 20H30, Atropa, La Vengeance de la paix de Tom Lanoye, du 6 au 10 octobre à 20H30, mise en scène de Guy Cassiers, au Théâtre de la Ville, 75004 Paris. Tél : 01 42 74 22 77.