Pulp Festival
La bande dessinée s’invite dans la création [...]
Aurélia Guillet et Jacques Nichet mettent en scène le dernier texte de la jeune dramaturge Alexandra Badea : deux comédiens, quatre voix et un dispositif théâtral fascinant pour décortiquer les rouages et les ravages intimes de la mondialisation.
Quand on est invité, avant le spectacle, à éteindre ses prothèses électroniques, illusoires moyens d’un contact permanent avec les autres et le monde, personne ne se prend pour un résistant en appuyant sur l’interrupteur de son téléphone portable. Mais il n’est pas certain que chacun le rallume, à la fin de ce spectacle, sans songer au carnage existentiel qu’il provoque par ce simple geste. Complice est l’utilisateur, puisqu’il participe à l’exploitation dont il vient de voir les effets, très habilement décrits par Alexandra Badea, et remarquablement élucidés par le travail collectif des artistes dirigés par Aurélia Guillet et Jacques Nichet. Loin des analyses philosophiques ou socioéconomiques fécondes de ceux qui mettent en question l’emprise numérique (pensons au lucide Cédric Biagini) ou les affres de la modernité (Aurélia Guillet et Jacques Nichet citent Jean-Luc Nancy en exergue de leur projet), ce spectacle utilise l’art pour dire les errements de notre espèce, avec une efficacité éblouissante. Cette boîte mystérieuse dont l’opératrice de fabrication de Shangaï assemble les pièces, que l’ingénieur d’études et développement de Bucarest perfectionne, dont le superviseur de plateau de Dakar assure la maintenance et dont le responsable Assurance-Qualité de Lyon coordonne la production, est une arme de mort, même si d’aucuns l’appellent Livebox. Si l’utilisateur est complice, il est donc responsable.
Intelligence et sensibilité
La scénographie de Philippe Marioge installe un espace de jeu épuré, au centre duquel Stéphane Facco et Agathe Molière interprètent le texte. La vidéo de Mathilde Germi, réalisée à partir des photographies des quatre personnages progressivement pulvérisés par leur travail, soutient magnifiquement leur jeu. La création de Nihil Bordures (qui s’affirme désormais comme un des plus grands musiciens de la scène contemporaine), et les remarquables lumières de Jean-Pascal Pracht participent à l’équilibre d’un ensemble esthétiquement fascinant. Le poème narratif composé par Alexandra Badea est brillamment servi par cette pléiade de talents complémentaires. Stéphane Facco et Agathe Molière disent la vie de ces deux hommes et de ces deux femmes que relie l’entreprise tentaculaire qui les étouffe. La mise en scène installe un équilibre subtil entre incarnation, narration et analyse : la vidéo et le son offrent de précieux effets de distanciation et l’interprétation se garde d’un réalisme cru. On comprend en même temps qu’on est touché ; et l’appel à la clairvoyance est d’autant plus efficace qu’il se garde des facilités de l’accusation moralisatrice. L’ensemble offre le meilleur de l’alliance aboutie entre intelligence dramaturgique et vérité d’un jeu ultrasensible. Une bouleversante et pénétrante leçon de théâtre.
Catherine Robert
Mardi et jeudi à 19h30 ; mercredi et vendredi à 20h30 ; samedi à 18h ; dimanche à 16h. Tél. : 01 48 33 16 16. Spectacle vu au Théâtre National de Strasbourg. Durée : 1h30. Texte publié chez L’Arche Editeur.
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