La Terrasse

"La culture est une résistance à la distraction" Pasolini

Théâtre - Critique

Les Corbeaux

Les Corbeaux - Critique sortie Théâtre

Publié le 10 mars 2009

Anne Bisang met en scène le chef-d’œuvre d’Henry Becque, dramaturge injustement oublié dont le théâtre cruel et drôle croque avec mordant les vilenies de la morale et de la société bourgeoises.

Vigneron, brave homme et bon bourgeois qui a construit sa fortune à force de travail, s’apprête à marier sa benjamine à un aristocrate ruiné échangeant la respectabilité de son titre contre une dot confortable. Des trois filles Vigneron, l’aînée, musicienne éthérée, se plait à composer des airs que son pique-assiette de professeur couvre d’éloges en échange d’une table ouverte, la cadette a les vertus de ces femmes posées qu’on dit honnêtes, et la dernière batifole en préparant ses épousailles. La mère Vigneron règne en mère poule dans ce gynécée sympathique et folâtre que la mort soudaine du père prive bientôt de toute protection. Car les filles Vigneron ont plutôt appris le piano et les manières qu’un métier et quand vient le temps de compter plutôt que de dépenser, aucune de ces femmes élevées dans les limites que l’étiquette bourgeoise impose à leur sexe ne parvient à lutter contre les corbeaux qui fondent sur leur maison et leur fortune, les réduisant à la pauvreté, à l’humiliation, à la folie et à la prostitution maritale. Le propos d’Henry Becque, dramaturge naturaliste dont l’art des situations se double d’une vraie fulgurance dans la critique sociale, est d’une cruauté implacable. Point de fin heureuse à cette pièce et point de salut digne pour la famille Vigneron à une époque où, quand on nait femme, c’est-à-dire objet, jouet ou esclave des hommes, on le reste !
 
Sacrifice des valeurs sur l’autel de l’argent roi
 
Anne Bisang rompt intelligemment avec un réalisme qui aurait pu être pesant en faisant le choix d’un jeu expressionniste et d’une scénographie inventive (œuvre d’Anna Popek) qui compose autour des comédiens un labyrinthe de panneaux mobiles où la joliesse décorative est le masque d’un enfermement terrifiant. Les comédiens jouent des poses et des mimiques dans un décor en noir et blanc sur le fond duquel apparaît le contraste entre des scènes grand-guignolesques horribles et drôles et des scènes où affleure l’émotion plus contenue du drame de ces victimes qui se débattent en vain entre les griffes des salauds profitant des faiblesses de leur condition. Autour de l’excellent Jean-Claude Bolle-Reddat, parfait en vieillard libidinal et manipulateur, et de la formidable Yvette Théraulaz, dont la force comique égale la puissance tragique, les comédiens composent une troupe aux figures complémentaires dont les profils psychologiques sont campés avec justesse et vérité. Anne Bisang a savamment coupé le texte de Becque sans trahir sa verve vitriolée et son rythme trépidant. Cet allègement contribue à la vivacité d’un spectacle rondement mené où la laideur, la cupidité, la veulerie et l’immoralité d’une société où seul l’argent a de la valeur éclatent avec un impudent fracas. Grinçante leçon pour notre époque où règnent des rapaces à l’appétit financier encore plus vorace que celui de ces corbeaux charognards…
 
Catherine Robert


Les Corbeaux, d’Henry Becque ; mise en scène d’Anne Bisang créé à La Comédie de Genève, 6, boulevard des Philosophes, CH – 1205 Genève. Rens au 41 22 320 50 01 ou sur www.comedie.ch. Tournée en cours.

A propos de l'événement

Genève

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